
Article 353 du code pénal : re-présenter la justice.
Après son adaptation de Réparer les vivants, Emmanuel Noblet signe une nouvelle mise en scène avec Article 353 du Code Pénal. Le comédien et metteur en scène s’empare cette fois du roman de Tanguy Viel, paru en 2017, pour en faire un presque-seul-en-scène d’une heure quarante. Au Théâtre du Rond-Point, cette adaptation plonge le spectateur dans un huis clos intense, où la parole devient l’outil ultime pour comprendre l’âme humaine. Entre confession et jugement, la pièce interroge les frontières floues entre culpabilité et compréhension. Dès les premières minutes, le spectateur est pris dans une tension palpable, immergé dans ce face-à-face dans lequel chaque mot pèse.
L’histoire est simple : le brillant acteur Vincent Garanger incarne Martial Kermeur, un homme banal issu de la classe moyenne, mais dont l’existence est marquée par une malchance constante. Il joue au loto sans jamais gagner, place ses espoirs dans un projet immobilier, lui promettant un bel appartement vue sur port, qui s’avère être une arnaque. Broyé par un système le marginalisant sans cesse, il finit par basculer : il tue l’escroc en le jetant à la mer. Cet acte, plus qu’un simple crime, marque la première décision véritablement sienne. Ce choix est tellement pris en pleine conscience qu’il n’est jamais question de réfuter le crime. Son dernier salut se solde par la volonté de se faire entendre et comprendre. Après avoir subi toute sa vie, il prend enfin un choix en main, tragique mais libérateur. Le décor est planté : sur scène, Vincent Garanger est central, il explique, décortique les détails d’une vie l’ayant poussé à commettre ce crime.
Face à lui, Emmanuel Noblet incarne un juge. Si cette figure est censée détenir les pouvoirs et les choix face au crime, celui-ci écoute sans interrompre, laissant ainsi à Martial l’espace nécessaire à cette confession. Pendant 1h40, la parole de cet homme marginalisé s’impose, obligeant le spectateur à l’entendre, sans jamais simplifier les faits. Cette fois, la parole est donnée à celui que l’on n’écoute jamais et elle s’étire, se développe, jusqu’à englober toute la salle. La parole de Martial domine. Celle du juge prend la même posture que le public : tous deviennent les témoins silencieux de cette confession brute qu’il ne faut qu’écouter.
La mise en scène minimaliste met en exergue ce discours. Une digue de bord-de mer est recréée, remplie de tas de terre creusée, marquée par le manque de construction : cette digue symbolise le lieu de la fin de tout espoir. La scène est sobre, les lumières tamisées, un espace presque dépouillé qui concentre l’attention sur la parole et les silences. La forme même de la pièce est singulière : il ne s’agit pas d’un dialogue mais d’une longue tirade. Le juge intervient à peine, n’oriente pas la discussion, mais écoute, se forgeant progressivement son intime conviction.
Lors de notre entretien, Emmanuel Noblet nous affirme vouloir “donner la parole à cet homme que l’on n’écoute jamais”. De ce fait, il oblige les spectateurs à entendre l’indicible et à questionner leurs jugements. Le public n’a pas d’autres choix que de l’écouter, que de se sentir tiraillé entre les morales : faut-il condamner l’acte, ou bien le comprendre ?
Cet échange met en lumière toute la complexité de la justice. Le juge, bien que représentant une autorité, ne tranche jamais, jusqu’aux dernières minutes. Si le crime est avoué, dans toute sa volonté, le juge décide aux derniers instants de réciter l’article 353 du code de procédure pénale. Ce dernier invoque l’ultime question posée aux jurés : “Avez-vous une intime conviction ?”. Face aux lignes exiguës des conventions juridiques, la morale humaine est plus complexe. Chaque spectateur devient lui aussi juge, aux prises avec ses propres doutes et sa propre morale.
Cet article, qui dispose de qualités littéraires notables, est affiché dans toutes les cours d’assise et est lu à tous les membres du jury d’un procès en assise. Peu importe la quantité d’arguments entendus pendant toute la durée du procès, on ne leur demandera pas de se justifier, on leur demandera quelle est leur intime conviction. Lors du procès Pelicot, cet article a été récité par cœur par le président au moment du délibéré. C’est un article qui donne toute leur valeur aux convictions humaines. Elles peuvent être décisives dans le bon comme dans le mauvais sens. Les jurés peuvent tout décider, tout est possible.
La pièce, loin de tout manichéisme, n’offre pas de réponse tranchée, mais pose une question fondamentale : jusqu’où la société peut-elle pousser un homme avant qu’il ne bascule ? Le spectateur, à l’image du juge, oscille entre empathie et rigueur morale. Article 353 du code pénal est à voir, non parce qu’elle résolve ce dilemme moral mais parce qu’elle admet la complexité de l’humain, de ses actes, déchiré entre les lignes de la justice et ses intimes convictions.
Publié le 6 février 2025.