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Salomé Lahoche : la BD au féminin qui dit merde 

Salomé Lahoche est la dessinatrice et autrice, entre autres, des bandes dessinées Ernestine et Ancolie. Mais elle est aussi active sur Instagram ou dans la presse, elle navigue avec aisance entre les formats. Ernestine comme Ancolie, emmerdent le monde, râlent et se révoltent, chacune à leur manière. Ernestine a neuf ans mais une rhétorique intellectuelle de 50. Elle fugue à Cuba parce que sa mère lui a donné une gifle, lit Marx en fumant des joints et méprise ses parents. Son père est un peintre persuadé d’être « grand artiste » mais ne fait rien à la maison. Son frère, en pleine période du bac, coche tous les clichés de son âge. Quant à sa mère, au bord du désespoir, elle tente de tout gérer mais n’est respectée par personne. Ancolie, elle, est une sorcière qui vit dans un monde peuplé de créatures magiques. Elle glande toute la journée et sort toute la nuit, où elle finit systématiquement complètement bourrée. Toujours accompagnée de son crapaud, elle fréquente vampires, fantômes, nains ou centaures dans des soirées déglinguées. Elle a deux meilleures amies qu’elle ne respecte pas, ignore totalement la sororité, multiplie les coups bas et tente de poignarder son ex toxique, un vampire. Nous avons rencontré Salomé Lahoche dans un petit café du 20ème arrondissement. Comme à chaque interview, nous étions armées de grandes questions un poil intellos cherchant à comprendre l’actualité à travers l’art. Mais elle ne croit pas au « mythe de l’artiste toute seule sur son phare ». Pourtant, Ernestine et Ancolie, sans être révolutionnaires ni héroïques, demeurent profondément emblématiques. D’abord parce que ce sont des héroïnes, ce qui, encore aujourd’hui, n’est pas si banal. Ensuite parce qu’elles abordent avec subtilité des sujets éminemment politiques, dont on ne parle pourtant pas tous les jours. À travers Ancolie, la BD parle sexe, alcool, euthanasie, sororité et sexisme. À travers Ernestine, elle explore les schémas familiaux, la dépression, l’angoisse, la marginalité. En dessinant ces vies, Salomé Lahoche pose des questionnements essentiels et des coups de gueule universels. Sa force est de partir d’elle-même, de son propre prisme social, pour toucher à des thématiques que l’on croise quotidiennement. Sur Instagram, elle quitte la fiction pour raconter l’absurde du quotidien : la galère de trouver un appart, les « ambitions à la baisse » qui font accepter un bail où poussent des champignons, ou encore la crise existentielle qu’un week-end de « surtourisme » à Barcelone ne résout évidemment pas. Ce qui unit Instagram et ses BD ? Son humour noir, sa signature à elle. Ses héroïnes sont désragréables, fainéantes et parlent mal… mais par ce qu’elles dégagent de plus insupportables, on finit par s’y attacher. Ernestine, Ancolie et son compte Instagram ne traitent pas de thèmes inexistants ailleurs : l’autrice les traite bien. Entre rire nerveux et désespoir, lire Salomé Lahoche, c’est enfin se reconnaître dans un monde où l’on ne se voit pas souvent. Ses dessins sont beaux, efficaces et touchants. Son écriture reprend les mots et expressions d’une jeunesse rarement présente dans les livres. Sans prétention de révolutionner quoi que ce soit, elle touche pourtant un public large. Son fil Instagram devient un véritable carrousel de situations. Le monde de la bande dessinée reste traditionnellement masculin (60% de dessinateurs). Mais aujourd’hui, grâce à des autrices comme Salomé Lahoche, Anouk Ricard, Emilie Gleason ou encore Elodie Shanta, les sujets s’équilibrent enfin. Elles s’ancrent dans ce milieu d’hommes, portent leur colère, vont jusqu’à boycotter le Festival d’Angoulême. Ensemble, elles luttent contre les violences et le harcèlement sexistes et sexuels, et redessinent le paysage de la BD contemporaine.

Entretien avec le sociologue et dramaturge Michel Simonot

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ? J’ai une double activité dans ma vie : et sociologue et écrivain. Je suis sociologue de la culture et écrivain pour la scène. J’ai commencé surtout comme sociologue de la culture. C’est à ce titre-là, avec les écrits que j’ai fait sur le manque de l’animation culturelle qu’on m’a proposé de venir comme secrétaire général à la Maison de la Culture du Havre qui était en crise.

Delta Charlie Delta : convoquer les morts et le survivant par l'écriture

Il y a vingt ans, le 27 octobre 2005 à Clichy-sous-Bois, Zyed, Bouna et Muhittin sont électrocutés dans un transformateur électrique. Zyed et Bouna meurent et un seul survit : Muhittin.

Mon vrai nom est Elisabeth : la photographie d'un spectre 

Dans Mon vrai nom est Elisabeth, Adèle Yon mène une enquête sur l’histoire de son arrière-grand-mère Elisabeth, surnommée Betsy, diagnostiquée schizophrène et internée à Fleury-les-Aubrais dans les années 1950. Chercheuse en études cinématographiques, l’autrice travaille sur le motif du double fantôme dans le cinéma. Elle s’intéresse aux figures de Mrs de Winter et de Rebecca (« la femme à qui il ne faut pas ressembler ») dans le film éponyme de Hitchcock, à celles de Jane Eyre et à la première femme de Mr Rochester (« la femme qui hantait ») dans le roman de Charlotte Brontë. Depuis cette réflexion mais aussi et surtout depuis sa propre peur de la folie, Adèle Yon se tourne vers le double fantôme le plus proche d’elle : celui de son arrière-grand-mère. L’épigraphe de l’œuvre est une citation de La chambre claire de Roland Barthes. Dans son ouvrage, ce dernier cherche à comprendre la photographie à partir de son propre regard, d’un « sentiment » : « je voulais l’approfondir non comme une question, mais comme une blessure ». C’est à partir de son regard qu’Adèle Yon entame ses recherches. En décembre 2020, lors d’un trajet en voiture de Lisbonne à Paris, elle ose pour la première fois poser des questions à ses grands-parents sur le gouffre de Betsy. Quand elle aborde le sujet, ce n’est pas tant pour son arrière-grand-mère que pour se distraire d’un désœuvrement sentimental. Depuis des générations, les femmes de sa famille vivent avec la conviction d’être condamnées à répéter une lignée de folie féminine. Court-elle le risque de devenir folle ? L’œuvre prend la forme d’une véritable enquête. Adèle Yon devient détective et tente de démêler tous les nœuds qui paralysent sa famille depuis plusieurs générations. Les chapitres du livre alternent entre la retranscription de ses entretiens, les correspondances retrouvées entre Elisabeth et son époux André, mais aussi le silence et les blancs remplis par des éléments de sa propre vie. La particularité de cette recherche est que l’autrice s’y engouffre, elle plonge dedans toute entière. Sa subjectivité est toujours pleinement revendiquée. L’enquête part d’elle, de son for intérieur. Elle est toujours intrinsèquement liée à son arrière-grand-mère et ses recherches deviennent vitales. Il lui est arrivé de vouloir tout arrêté, de faire de la cuisine pendant un an. Mais même la viande qu’elle découpait la ramenait à la vie d’Elisabeth. Elisabeth est définie comme une figure interdite, une ombre autour de laquelle on tourne sans jamais vraiment parler. Dans l’imaginaire familial, elle est devenue effrayante et monstrueuse. Le tabou et le silence ont façonné une légende terrifiante, un spectre, au point que le souvenir d’Elisabeth ne subsiste que comme un cauchemar. Chapitre après chapitre, Adèle Yon photographie par l’écriture la mémoire de ce spectre. C’est ainsi qu’elle redonne à Betsy son prénom : Elisabeth. Elle restitue la dignité d’une femme qui n’a cessée d’être tue et maltraitée. L’enquête révèle aussi l’horreur d’une époque : celle de la lobotomie, pratiquée sur son arrière-grand-mère. Importée en France par Walter Freeman, elle connut son âge d’or en 1949 plus ou moins un an avant l’incarcération d’Elisabeth. Cette opération visait à « soigner » les maladies mentales en détruisant une substance blanche du lobe cérébral. Cette méthode permettait à un chirurgien, non qualifié, d’opérer sans bloc opératoire et sans anénésthésie. Pendant de longues pages, Adèle Yon revient sur les méthodes affreuses de la lobotomie et de ses conséquences. Elle met en lumière la violence d’un système psychiatrique profondément patriarcal, où la réussite d’une lobotomie chez les femmes se mesurait à leur docilité retrouvée. Les photographies insérées dans l’ouvrage, montrant les visages apaisés de femmes opérées, témoignent de leur effacement. En écrivant Mon vrai nom est Elisabeth, Adèle Yon accomplit un geste de réappropriation. Elle rend aux femmes de sa famille et à son arrière-grand-mère, une vérité qui ne leur avait jamais appartenu auparavant. Son enquête intime devient un long cheminement de réparation : réparer une mémoire mais aussi un regard. Là où on avait vu une hystérique, elle peint une femme violentée et brisée par la médecine et par les hommes. En transformant la légende monstrueuse en portrait humain, l’autrice redonne vie à Elisabeth. Ce livre n’est pas seulement l’histoire d’une ferme internée : c’est celle d’un siècle, d’un système et de toutes les femmes dont la folie a servi de prétexte à la domination. En réhabilitant sa mémoire, Adèle Yon réhabilite un spectre effacé de l’histoire.

Souffler sur le feu : une enquête graphique au cœur des fractures indiennes. 

Dans Souffler sur le feu, Joe Sacco, journaliste et auteur de bande dessinée connu pour ses reportages graphiques en zones de conflit (Gaza 1956, Payer la terre), se rend dans le Nord-Ouest de l’Inde pour documenter les émeutes de 2013 opposant une majorité hindoue à une minorité musulmane. En noir et blanc, son dessin met en scène les visages et les paysages, dans un format mêlant journalisme d’investigation et récit graphique.

Lire Les Sources, c’est entrer dans un univers à la fois rude et tendre, remuant et silencieux, où la langue est une matière vivante dans laquelle la terre du Cantal, profondément enracinée, dicte le rythme de l’existence. Cette œuvre de Marie-Hélène Lafon, autrice qui se définit elle-même comme une « travailleuse du verbe », est un voyage dans le monde rural, une célébration des silences et des paroles, des corps et des gestes, mais aussi une exploration sensible de la violence conjugale, familiale, sociale et psychique qui traverse ces vies modestes. Ce roman ne se contente pas de raconter une histoire linéaire : il propose une mosaïque délicate et subtile de souvenirs, de voix, d

Les Sources : habiter le lieu, s'enraciner dans un milieu

Une journée. Un dimanche de décembre. c’est le cadre temporel du roman Francia, par l’écrivaine Nancy Huston. Cette journée suit Francia, née Ruben, travailleuse du sexe colombienne transgenre, immigrée pour subvenir aux besoins de sa famille, et rejoindre le rêve européen. De la genèse de sa vie comme départ, “la griffonne” comme l’appelle Francia, veut peindre un portrait : quels cheminements, quelles violences, quels désirs ont mené la jeune colombienne en France ?

Francia, prostituée et immigrée : un visage du trottoir  

« Laëtitia Perrais avait 18 ans et la vie devant elle. Dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011, elle a été enlevée, puis tuée. » lit-on sur la quatrième de couverture du roman vrai de Ivan Jablonka : Laëtitia. L’affaire Laëtitia avait suscité une grande émotion collective en France. Le fait divers a eu lieu à Bernerie-en Retz, une commune près de Pornic en Loire Atlantique, zone de la France tranquille dont ne parle habituellement pas la presse. Pourtant, à partir de ce jour-là, BFM TV, Europe 1, I télé, RTL alimentent la course à l’information pendant plus d’un mois et donnent vie à ce lieu jusque-là inconnu ; les marches blanches prennent place dans les rues et la mort de Laëtitia devient publique. Sa figure se transforme en héroïne tragique et subit une médiatisation spectaculaire. De cette « métamorphose en fait divers », Ivan Jablonka parle d’un « spectacle de la mort » qu’il décrit comme injuste. Alors, durant 57 chapitres, l’auteur décide de rendre la vie à Laëtitia : les chapitres pairs reconstituent sa vie depuis son enfance, la dissociant ainsi du « spectacle de la mort » auquel elle a été réduite ; les chapitres impairs parlent du fait divers en tant que tel et de sa médiatisation spectaculaire. Pour rendre la parole à une victime réduite à sa disparition, l’auteur tente de comprendre qui elle était. Pour cela, Ivan Jablonka interroge ses proches, s’intéresse de très prêt à sa sœur jumelle Jessica et scrute son profil Facebook. Comme un journaliste ou un sociologue, il opte pour une écriture minimaliste et froide en refusant tout effet stylistique. Il se limite à rapporter les faits et abandonne la psychologie pour mieux appréhender le réel. Pour garantir une vérité, l’auteur assume les failles de celle-ci et n’hésite pas à revenir sur ses mots : « Je me trompe au sujet de Laëtitia (…) » écrit-il alors. Parfois, l’enquête doit malgré tout laisser place à l’incertitude et au doute, transformant l’écriture journalistique en écriture du vide. Dès lors, pour combler ce vide ou parce qu’il s’identifie à elle, il arrive que les vies réelles s’entrelacent entre lui et Laëtitia. Parce qu’il détient le capital langagier et culturel, Ivan Jablonka prête des mots à Laëtitia mais aussi à une classe sociale plus large, celle d’une France rurale marginalisée. Parfois, il assume cette confrontation entre lui, homme de parole, et les gens qu’il rencontre venant « d’un monde où l’on parle peu ». Mais pourquoi donner la parole à un individu plutôt qu’à un groupe ? Pourquoi ne pas parler directement de cette France rurale marginalisée ? Les sœurs Papins, Roberto Succo, Marc Dutroux, l’affaire du Petit Grégory, l’affaire Laëtitia ou encore le meurtre de Philippine : quelle place pour le fait divers dans la société ? Le fait divers fait-il « diversion » pour reprendre Bourdieu ? Par l’émotion qu’il suscite, empêche-t-il de penser à d’autres évènements politiques plus grands, plus importants ? Par sa causalité inexplicable, s’oppose-t-il à l’information ? En écrivant Laëtitia, Ivan Jablonkov fait le pari que non et décide d’interroger l’affaire comme un fait social : « Je voudrais montrer qu’un fait divers peut être analysé comme un objet d’histoire. Un fait divers n’est jamais un simple « fait », et il n’a rien de « divers ». Au contraire, l’affaire Laëtitia dissimule une profondeur humaine et un certain état de la société (…) ». Quelles « contraintes extérieures » (Durkheim) se sont exercées sur Laëtitia le 18 janvier 2011 pour que tous ses interdits sautent ? Elle boit alors qu’elle ne buvait pas, fume alors qu’elle ne fumait pas, se laisse aborder par un homme bizarre et « marginal » avant de le suivre. Pour interroger Laëtitia comme un « objet d’histoire », l’écrivain et historien mène un travail de journaliste en partant à la rencontre des lieux dans lesquels elle a grandi et de ceux et celles qui l’ont connue : Jessica, sa sœur jumelle ; Sylvie Larcher et Frank Perrais, ses parents biologiques ; la providence de Paimbœuf, l’arrivée chez Les Patron ; la formation générale après sa troisième. Ivan Jablonka parcoure aussi les terres où elle a passé sa vie : Nantes et Pornic-la-Bernerie. Selon lui, l’affaire Laëtitia est un meurtre chez les « petits Blancs », entre « petits Blancs ». En suivant le parcours de Laëtitia, le lecteur se rend rapidement compte que Laëtitia et Jessica étaient victimes de violences symboliques, morales et physiques depuis leur enfance. À travers son histoire, le livre interroge « l’absence de repères » (John Bowlby) pour les enfants sans figure parentale, la « jeunesse silencieuse » d’une France périphérique et marginale et les violences patriarcales que subissent les femmes. À travers le meurtrier de Laëtitia, Tony Meilhon, Ivan Jablonka interroge les lacunes du système judiciaire et plus particulièrement le débordement du service de réinsertion dans la société pour le condamné. Dans ce livre, l’auteur interroge aussi l’instrumentalisation politique du fait divers. En effet, le fait divers est souvent utilisé par des politiques d’ultradroite pour nourrir un discours émotionnel, simpliste et populiste. Par l’émotion collective qu’il suscite, le fait divers permet souvent de créer une division manichéenne de la société entre le « monstre » ici incarné par Tony Meilhon et l’héroïne. C’est ce qu’explique Ivan Jablonka dans la politique menée par l’ancien président Nicolas Sarkozy : plutôt que de renforcer le personnel du service judiciaire de Loire-Atlantique ou d’interroger les violences faites aux femmes ; Nicolas Sarkozy prenait prétexte du fait divers pour charger les magistrats de leur manque de suivi judiciaire et pour mener à bien sa politique émotionnelle, « à chaque crime, une loi ». Alors, si ce récit est un hommage à Laëtitia, qu’Ivan Jablonka « rétablit Laëtitia dans son existence » en reconstituant son histoire, il crée aussi un livre à résonnances collectives et actuelles. Plutôt que de « faire diversion », Laëtitia cristallise des problématiques socio-politiques et illustre un « fait de société ».

Laëtitia, du fait divers au fait social : rendre vie à une absente 

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