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T’embrasser sur le miel : Réinventer le lien à l’autre, par delà la guerre 

T’embrasser sur le miel, pièce mise en scène par Khalil Cherti sur les planches du théâtre de la Colline, est une oeuvre épistolaire profondément ancrée dans la réalité : au coeur d’une Syrie en guerre, Siwam et Emad, amoureux depuis l’enfance, échangent par vidéos interposées. Les lettres, plutôt que de papier, sont de courts films envoyés l’un à l’autre. Par des mises en scène loufoques, les deux s’embrassent à distance. Ils imaginent leur intimité comme des commentateurs sur un ring de boxe, manière pour eux de faire l’amour. Enfermés dans leurs appartements, ils réinventent le voyage : c’est avec deux chaises mises à côté qu'ils s’évadent en mobylette, adaptant l’angle de vue pour donner une illusion quasi parfaite. Plus qu’une illusion, c’est avec humour mais sérieux que les deux personnages incarnent le maintien de leur lien au paroxysme de l’éloignement. Aucun moyen de se voir mais l’inconditionnel amour résiste. La première partie du spectacle est une ode à l’amour et à la vie. Les deux célèbrent ce qui les unit.

Interview de Khalil Cherti,  metteur en scène de T'embrasser sur le miel

Je m’appelle Khalil Cherti, je suis autodidacte. J’ai d’abord commencé en faisant des films institutionnels, parce que je viens de l’audiovisuel et du cinéma. Ensuite j’ai fait beaucoup de pub et de bandes annonces pour des grands événements : les César, la coupe du monde de football, la fête du cinéma, etc. Je suis aussi auteur et réalisateur de courts-métrages et de moyens-métrages. Je vais bientôt réaliser un long métrage. Par ailleurs, j’ai écrit un petit court-métrage qui s’appelle T’embrasser sur le miel. Je l’ai adapté au théâtre : c’est l’histoire de Siwam et Emad qui vivent dans deux villes éloignées en temps de guerre et qui ne peuvent plus communiquer que par vidéos interposées. Ils s’envoient des vidéos comme des petits spectacles qu’ils ont envie de s’offrir pour se tenir compagnie et résister au chaos qui les entoure. 2. T’embrasser sur le miel a d’abord vu le jour en tant que court-métrage. Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de l’adapter au format de la scène, à cet art vivant qu’est le théâtre ? J’ai écrit un court-métrage que Wajdi Mouawad a pu voir et qui l’a touché. On s’est rencontrés et il m’a dit « Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? ». Moi j’avais deux rêves en faisant ce court-métrage, c’était qu’il puisse me permettre de passer au théâtre car je n’avais aucun réseau dans ce monde-là, et mon deuxième rêve c’était de rencontrer Wajdi. Ce court-métrage m’a permis de réaliser ces deux rêves, d’adapter T’embrasser sur le miel au théâtre et de finir programmé à la Colline. 3. Vous avez écrit ce texte bien avant la chute du régime syrien. Toutefois, en quoi selon vous la pièce résonne-t-elle encore pleinement avec l’actualité ? Effectivement, j’ai écrit cette pièce avant la chute du régime. J’ai beaucoup d’amis syriens, je navigue dans la diaspora syrienne. Quand il y a eu les manifestations puis le début de la guerre, je voyais énormément de documentaires et de films qui relataient la tragédie que vivait ce pays. En revanche, il y avait quelque chose qui me semblait oublié, c’était la vie artistique culturelle et la place de l’imaginaire et de la créativité dans la culture syrienne depuis toujours. J’avais donc envie que l’imaginaire et la créativité soient le centre du projet. J’ai alors décidé de raconter l’aventure de deux personnes qui communiquent par vidéo interposées et qui, finalement, partagent leur imaginaire en créant des spectacles l’un pour l’autre. Ensuite effectivement il y a eu la chute du régime. Il me semble que ce spectacle reste très d’actualité puisque pour la société syrienne et pour chaque syrien il s’agit aujourd’hui de réinventer le pays, d’imaginer la suite. Comment après cette tragédie, on peut non seulement y survivre, mais faire un avenir nouveau et un avenir ensemble. L’imaginaire et la créativité vont de nouveau être au centre des enjeux de la Syrie d’aujourd’hui et de demain. J’ai l’impression qu’il y a les mêmes enjeux pour les personnages dans ce spectacle, que pour la Syrie. 4. Vos deux personnages créent des saynètes improvisées pour transformer leur quotidien en un espace d’invention et de liberté. Ainsi, l’imagination, l’art et la création sont- ils selon vous un refuge et/ou une résistance face à la violence ? L’imagination et la créativité sont à la fois un refuge et une possibilité de résistance mais pour moi ça va plus loin que ça. Et c’est pour ça que j’avais envie et besoin de faire ce spectacle. L’imagination, en général et en particulier dans cette situation, selon moi c’est tout simplement vital. C’est ce qui permet d’aller au-delà de soi, d’imaginer une relation avec l’autre, de se réinventer soi-même, d’accueillir ce qu’on ne connait pas. L’imaginaire pour moi est un rapport au monde et à la vie qui est vital. Dans notre corps, il court du sang, mais dans notre vie, si l’imaginaire ne coule plus alors la vie s’arrête. Lorsque je parle d’imaginaire ou de créativité je ne parle pas spécifiquement au domaine artistique. Selon moi, un boulanger qui crée un nouveau gâteau le matin ou refait une énième baguette, utilise sa créativité pour faire cette action à sa façon. Chacun dans sa vie avance et évolue grâce à son imaginaire. Selon moi, c’est quelque chose de vital et je pense que, surtout en ce moment, on devrait faire de l’imaginaire une cause nationale. À l’école, l’imaginaire et la créativité sont les matières premières. 6. Toutes vos œuvres touchent à des sujets de société et des problématiques sociales : la guerre, l’immigration, la mémoire collective, les liens transgénérationnels, les relations humaines. Selon vous, quel pouvoir détient l’art, cinématographique ou théâtral, dans les discours politiques ou d’actualité ? Je n’aborde jamais les histoires en me disant, « tiens je vais créer une œuvre autour d’une problématique sociale, politique ou historique ». Dans ma démarche, l’art n’a jamais vocation à être militant. En revanche l’art a un pouvoir à nul autre pareil, il permet de rencontrer l’intime, de rencontrer des personnages, une histoire ou une situation sociale et sociétale à travers la singularité des personnages, leur intimité et leurs émotions. L’art sort des combats d’idées, qui sont très important, mais l’art ne combat pas. Il permet de faire rencontrer des personnes ou des univers à travers d’autres dimensions. L’art permet d’entendre des cœurs qui battent sous les idées et les situations politiques. C’est en cela qu’il est indispensable. Il ne va pas mieux dire les discours, il n’appartient pas au combat des idées et des opinions mais il permet des rencontres qu’aucun autre moyen ne permet de faire. 7. La scénographie est portée par une esthétique qui mêle jeu théâtral et vidéos d’archives. Était-il important pour vous que ces deux arts, le théâtre et le documentaire, se répondent et se complètent ? Pourquoi ? Le rencontre du théâtre et de la vidéo permet à la fois de laisser la place à l’imaginaire, puisque la convention du théâtre est de dialoguer avec l’imaginaire du spectateur pour qu’il puisse imaginer, et la vidéo incarne la nécessité de la communication. Mes personnages n’ont qu’u seul moyen de communiquer l’un avec l’autre, c’est la vidéo. D’ailleurs, dans cet entretien je m’adresse à un public jeune et baigné dans l’actualité et ça m’intéresse alors d’autant plus de parler de la vidéo. Aujourd’hui tout le monde utilise ce moyen de communication, sur Instagram et les autres vidéos. Je voulais justement prendre ce médium-là et lui redonner une place qui me semble essentielle. Mes personnages qui s’envoient des vidéos ne veulent pas juste se dire bonjour ou se raconter des anecdotes, pour eux, la vidéo est l’unique façon de continuer à se rencontrer, de continuer à se découvrir, de continuer à se donner envie de vivre. Ma scénographie mélange donc cet espace théâtral qui permet à l’imaginaire de se déployer et ces vidéos qui incarnent un lien entre deux personnages. Soudain, j’ai l’impression que la rencontre entre ces deux supports va immerger les spectateurs et spectatrices. Je voudrais que les gens soient les plus immergés possible, qu’ils se mettent le plus possible à la place de mes personnages et qu’à travers eux ils se rappellent à quel point communiquer avec l’autre est quelque chose de précieux. L’imaginaire à cet endroit-là est la chose qui peut nous faire vivre les plus grandes aventures. 8. Pour cette première pièce, vous avez choisi une scénographie particulière. La scène est divisée en deux, les spectateurs peuvent suivre l’histoire du point de vue de Siwam, ou du point de vue d’Emad. Quel était le but de cette mise en scène ? Immerger pleinement le public dans le récit ? Qu’il participe lui-même à cette tentative de garder un lien ? Mon spectacle est en bi-frontal donc en entrant dans la salle vous n’allez être que d’un côté, en tout cas au départ. Comme les personnages, vous n’allez voir de l’autre que ce qu’il envoie, que les vidéos. J’espère que cette scénographie va nous plonger dans cette fameuse situation des relations épistolaires où on est là impatients à se demander ce que l’autre va nous envoyer, pourquoi il a envoyé ça, qu’est-ce que j’ai envie de lui offrir en retour etc. Ce dispositif crée une situation dramatique que je trouve intéressante. Ça permet également au spectateur d’imaginer les vidéos que l’autre va envoyer. Par ailleurs, il y a une démarche presque philosophique derrière ça : c’est aussi pour renvoyer au fait que dans la vie on a toujours uniquement notre propre point de vue, qui est aussi limité et à interroger. Étant d’un seul côté, je ne peux pas me dire, je sais tout de l’autre personnage qui est devant moi. Non, je ne sais pas tout de l’autre, je ne sais pas tout ce qu’il a vécu, je ne sais que ce qu’il va bien vouloir m’envoyer. Je trouve qu’également en ce moment, où on est abreuvés d’informations mais où en réalité notre vision du monde semble, selon moi, se rétrécir petit à petit, j’avais envie à mon modeste niveau dans ce spectacle d’évoquer au spectateur. Tu ne sais pas tout et dans ce spectacle, tu vas devoir t’interroger sur l’autre et accueillir le fait que tu ne peux pas tout voir et que tu ne sais pas tout de l’autre.

Requin Velours, se reconstruire de/dans la violence 

« C’est un mec qui rentre dans un bar. Et qui dit “Salut, c’est moi” alors qu’en fait c’était pas lui”, c’est comme ça que Roxane décrit son viol. Le bar c’est Roxane. L’homme, c’est le violeur. Roxane a installé Tinder. Elle a rencontré un homme. Ils voulaient faire un jeu sexuel, elle s’est bandée les yeux mais l’homme qui est entré chez elle n’était pas celui qu’elle croyait. Il l’a violée. Le soir, elle rencontre Joy et Kenza dans un bar. Avec leur aide, Roxane essaye de se réparer. Sur scène, Roxane (Mécistée Rhea), Joy (Cécile Mourier) et Kenza (Amandine Grousson) s’emparent du théâtre et de la fiction pour raconter l’intime.

Interview de Gaëlle Axelbrun, autrice, scénographe et mise en espace de Requin Velours

Article 353 du code pénal : re-présenter la justice

Après son adaptation de Réparer les vivants, Emmanuel Noblet signe une nouvelle mise en scène avec Article 353 du Code Pénal. Le comédien et metteur en scène s’empare cette fois du roman de Tanguy Viel, paru en 2017, pour en faire un presque-seul-en-scène d’une heure quarante. Au Théâtre du Rond-Point, cette adaptation plonge le spectateur dans un huis clos intense, où la parole devient l’outil ultime pour comprendre l’âme humaine. Entre confession et jugement, la pièce interroge les frontières floues entre culpabilité et compréhension. Dès les premières minutes, le spectateur est pris dans une tension palpable, immergé dans ce face-à-face dans lequel chaque mot pèse.

Interview d'Emmanuel Noblet, metteur en scène d'Article 353 du code pénal.

Limbo : d'un récit intime à une mémoire collective

Qui suis-je ? Quelle est ma place ? Où se sent-on chez soi ?  Dans Limbo, un merveilleux solo performatif, Victor de Oliveira interroge les notions d’identité, d’altérité et de métissage. À travers sa propre histoire familiale, le metteur en scène, acteur et dramaturge convoque la mémoire collective en revenant sur l’Histoire du colonialisme portugais et de l’esclavage.

Interview de Victor de Oliveira, metteur en scène et performeur du spectacle Limbo

Madame Ose Bashung : un hommage festif et subversif

Alors que Madame Ose Bashung avait été créé pour la salle de cabaret Madame Arthur en 2019, c’est au cœur du huitième arrondissement, au Théâtre du Rond-Point, que nous emmène cette fois le metteur en scène et artiste protéiforme Sébastien Vion. Des centaines de personnes font la queue pour entrer dans la salle Renaud-Barrault de ce lieu institutionnel afin d'assister au cabaret. Autour de nous, des fans de Bashung attendent impatiemment d’écouter son hommage quinze ans après sa mort ; d’autres, viennent pour assister à un show de Drag Queen ; et puis il y a aussi les habitués du théâtre qui sont là comme tous les vendredis. Vieux, jeunes, habitués ou non, un public hétérogène entre dans la salle. Le show n'a pas encore commencé et pourtant, les images de westerns projetées sur les rideaux rouges encore fermés nous font déjà entrer dans un autre univers. Lors de notre entretien avec Laurence de Magalhaes, co-directrice du Théâtre du Rond-Point aux côtés de Stéphane Ricordel, celle-ci affirmait aimer les « formes hybrides » et avoir à cœur de proposer un répertoire à spectacles variés. Et pour cause, si le théâtre du Rond-Point a bien une particularité, qui nous a directement sauté aux yeux, c’est sa programmation bigarrée. D’un spectacle de marionnettes, à un drame contemporain sur le suicide online, il est bien le lieu d’un perpétuel renouvellement des formes théâtrales. C’est dans cette lignée que s’inscrit parfaitement Have a Good Day !, un opéra moderne, dans lequel 10 femmes assises statiques face au public entonnent une heure de chants lituaniens, principalement a capella. Le spectateur entre dans la salle Renaud-Barrault sous des coups de “BIP”, qui rythment déjà son attention. Les sons de scanner remplacent les coups de balais traditionnels. Nous entrons dans un nouveau théâtre. 10 femmes en rang d’union, identiques par leur tenue et installées sur des estrades, créent à elles seule une entière mise en scène. C’est acté dès le début, ce sont les femmes et leurs voix qui font scène; elles sont décor, sons et jeu. Ce n’est pas l’extinction des lumières qui signalent le début de la pièce mais les rayons d’un néon industriel qui teintent la salle d’un ADN particulier. Au moment où les chants démarrent, la complexité du spectacle apparait : les voix sont belles et s’harmonisent entre elles mais quand le surtitrage traduit le lituanien, s’accumulent alors les formules de politesses et les affirmations prosaïques : “Je dois acheter du beurre, des saucisses”, en boucle. “Réductions, Soldes, Codes barres, Caisse automatique, une vessie pleine. Ce sont mes proches.” Les chants changent et racontent d’autres choses, oscillant entre des produits énumérés à rallonge et des adresses faites aux caissières. En parallèle, aucun mouvement de mise en scène, pas de déplacements, une staticité à toute épreuve. Les deux se mêlent pour mettre en avant la déshumanisation qu’induit ce métier, outil du consumérisme. Les caissières ne sont pas “irremplaçables”, elles sont toutes ce tablier bleu mais pas grand chose d’autre. C’est précisément avec cela que le trio lituanien veut nous percuter à la sortie du spectacle. C’est avec humour, absurde et prosaïque que Vaiva Grainytė, Lina Lapelytė et Rugilė Barzdžiukaitė nous livrent une pièce imprévisible. Cette imprévisibilité s’empare du spectateur qui même à la fin de la représentation n’est plus tout à fait sûr de ce qu’il vient de voir. Cette heure de performance nous plonge dans un chronophage. Le fait d’une langue étrangère accentue la distance. Les chants deviennent parfois insupportables. Les lumières se rallument et personne dans le public ne sait si la pièce est finie. Une tension étonnante se fait ressentir. Cette pièce ne présente pas des dialogues mais des cris du coeur. Les répétitions incessantes scandées par les caissières finissent presque par nous déranger, voire nous oppresser. C’est en cela que ce spectacle fonctionne : il incarne une réalité sociale, celle d’un métier alimentaire dur, monotone et bien souvent soumis à l’insignifiance dont font preuve les consommateurs. En bref, Have a good day ! est une expérience. Bien lointaine d’un théâtre traditionnel, la pièce se fond avec réussite dans la programmation originale du Théâtre du Rond-point. Si la pièce ne joue plus, c’est avec conviction que nous vous conseillons ce lieu pour découvrir une identité théâtrale inhabituelle, incitée par une équipe manifestement cliente d’un art subversif.

Interview de Sébastien Vion alias Corrine, metteur en scène et performeur du cabaret Madame Ose Bashung

Racine carrée du verbe être, une autofiction qui raconte les destins entremêlés du directeur de La Colline 

Aujourd’hui, on vous parle de Racine carrée du verbe être, l’œuvre du directeur du Théâtre national de La Colline depuis 2016, Wajdi Mouawad, jouée du 20 septembre au 22 décembre 2024. Le metteur en scène libano-québécois imagine cinq vies qui auraient pu être la sienne et nous les présente en une pièce-fleuve.

Have a Good Day ! au Théâtre du Rond-Point, le renouvellement des arts de scène en plein Paris 

Pendant trois jours, du 22 au 24 octobre 2024, le collectif lituanien Operomanija a présenté son drôle d’opéra sur la scène du Théâtre du Rond-Point; une occasion de découvrir le lieu en assistant à un spectacle hybride, mi-opéra mi-performance, mi-prosaïque mi-absurde. Lors de notre entretien avec Laurence de Magalhaes, co-directrice du Théâtre du Rond-Point aux côtés de Stéphane Ricordel, celle-ci affirmait aimer les « formes hybrides » et avoir à cœur de proposer un répertoire à spectacles variés. Et pour cause, si le théâtre du Rond-Point a bien une particularité, qui nous a directement sauté aux yeux, c’est sa programmation bigarrée. D’un spectacle de marionnettes, à un drame contemporain sur le suicide online, il est bien le lieu d’un perpétuel renouvellement des formes théâtrales. C’est dans cette lignée que s’inscrit parfaitement Have a Good Day !, un opéra moderne, dans lequel 10 femmes assises statiques face au public entonnent une heure de chants lituaniens, principalement a capella. Le spectateur entre dans la salle Renaud-Barrault sous des coups de “BIP”, qui rythment déjà son attention. Les sons de scanner remplacent les coups de balais traditionnels. Nous entrons dans un nouveau théâtre. 10 femmes en rang d’union, identiques par leur tenue et installées sur des estrades, créent à elles seule une entière mise en scène. C’est acté dès le début, ce sont les femmes et leurs voix qui font scène; elles sont décor, sons et jeu. Ce n’est pas l’extinction des lumières qui signalent le début de la pièce mais les rayons d’un néon industriel qui teintent la salle d’un ADN particulier. Au moment où les chants démarrent, la complexité du spectacle apparait : les voix sont belles et s’harmonisent entre elles mais quand le surtitrage traduit le lituanien, s’accumulent alors les formules de politesses et les affirmations prosaïques : “Je dois acheter du beurre, des saucisses”, en boucle. “Réductions, Soldes, Codes barres, Caisse automatique, une vessie pleine. Ce sont mes proches.” Les chants changent et racontent d’autres choses, oscillant entre des produits énumérés à rallonge et des adresses faites aux caissières. En parallèle, aucun mouvement de mise en scène, pas de déplacements, une staticité à toute épreuve. Les deux se mêlent pour mettre en avant la déshumanisation qu’induit ce métier, outil du consumérisme. Les caissières ne sont pas “irremplaçables”, elles sont toutes ce tablier bleu mais pas grand chose d’autre. C’est précisément avec cela que le trio lituanien veut nous percuter à la sortie du spectacle. C’est avec humour, absurde et prosaïque que Vaiva Grainytė, Lina Lapelytė et Rugilė Barzdžiukaitė nous livrent une pièce imprévisible. Cette imprévisibilité s’empare du spectateur qui même à la fin de la représentation n’est plus tout à fait sûr de ce qu’il vient de voir. Cette heure de performance nous plonge dans un chronophage. Le fait d’une langue étrangère accentue la distance. Les chants deviennent parfois insupportables. Les lumières se rallument et personne dans le public ne sait si la pièce est finie. Une tension étonnante se fait ressentir. Cette pièce ne présente pas des dialogues mais des cris du coeur. Les répétitions incessantes scandées par les caissières finissent presque par nous déranger, voire nous oppresser. C’est en cela que ce spectacle fonctionne : il incarne une réalité sociale, celle d’un métier alimentaire dur, monotone et bien souvent soumis à l’insignifiance dont font preuve les consommateurs. En bref, Have a good day ! est une expérience. Bien lointaine d’un théâtre traditionnel, la pièce se fond avec réussite dans la programmation originale du Théâtre du Rond-point. Si la pièce ne joue plus, c’est avec conviction que nous vous conseillons ce lieu pour découvrir une identité théâtrale inhabituelle, incitée par une équipe manifestement cliente d’un art subversif.

Interview de Laurence Magalhaes, co-directrice du Théâtre du Rond-Point

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