
Au Boulot ! les travailleurs précaires sur le tapis rouge.
Après Merci patron ! J’veux du soleil et Debout les femmes, le réalisateur et journaliste de formation François Ruffin, connu pour ses engagements politiques et son mandat de député de la Somme, décide d’utiliser sa caméra pour donner la parole à cette France populaire, à ces invisibilisés de la société. Le projet prend son point de départ en 2020 après l’« Adresse aux Français » de Macron qui affirmait la nécessité de « rappeler que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rénumèrent si mal. ». Selon Ruffin, ce discours n’était que rhétorique puisque quatre ans plus tard, sa politique les dévalorise toujours.
En 2022, le député croise Sarah Saldmann sur un plateau télé, cette avocate et chroniqueuse-télé qui qualifie les chômeurs et travailleurs précaires de « glandus », « d’assistés » et de « feignasses ». C’est alors que le documentaire s’apprête à se transformer en comédie : inviter Sarah Saldmann à vivre leur vie en venant s’installer un temps avec le Smic.
Sarah Saldmann, quittant alors son monde luxueux de la haute-bourgeoisie entre le Ritz et le Plaza-Athénée où elle aime déguster son croque-monsieur à la truffe à plus de 50 euros, suit le député et son coréalisateur Gilles Perret dans une France qu’elle méconnaît. Ainsi, c’est une caricature de consommatrice, exhibant sa « wish list », qui se dresse sous le regard atterré du spectateur. Sarah Saldmann devient la trame narrative du film et reste fidèle à son image médiatique ; elle ignore la valeur de l’argent, est capable de sortir des énormités grossières à propos des classes populaires, se permet d’insulter les chômeurs et est méprisante. Le décalage entre la grande bourgeoise et les travailleurs est tellement démesuré qu’il en devient irréaliste. L’attitude de Sarah Saldmann est tellement dérisoire que les discours qu’elle tenait comme chroniqueuse deviennent absurdes et ridicules. Avec humour et ironie, les travailleurs peuvent enfin se venger de celle qui les humilie à longueur de journée. C’est un film qui rappelle les nombreuses comédies du monde ouvrier au 20ème siècle dépeignant avec humour et sans misérabilisme un monde trop invisibilisé.
Sarah Saldmann et sa parodie d’elle-même est d’autant plus irritante que François Ruffin semble lui avoir donné le premier rôle. Sa personne est tellement exaspérante qu’elle paraît occuper toute la durée du film. Néanmoins, lors de notre échange avec le député, celui-ci nous a confié avoir mesuré le temps d’écran de Sarah Saldmann et celui des travailleurs. Le résultat était univoque ; « Sarah Saldmann n’est pas le sujet du film, ce qui importe, ce sont les gens. ».
Cette dualité qui oppose la diablesse au héros favorable aux opprimés pourrait agacer certains spectateurs tant elle est prévisible. Pourtant, c’est avec humour, joie et ironie que la démarche provocatrice des scénaristes réalisateurs séduit le public. Les témoignages de ces travailleurs sont pris sur le vif, filmés avec une caméra portée à l’épaule, sans mise en scène. Selon nous, il se dégage de ces portraits une tendresse et une émotion sincères. Le député de la Somme dépeint sans artifice l’injustice et le désintérêt que subissent ces hommes et ces femmes. Il aborde même avec finesse d’autres problématiques sociales telles que la place des femmes dans le monde du travail, les travailleurs migrants réfugiés de guerre, les accidents du travail ou encore le Secours Populaire. Lui aussi tient une place centrale dans le film. Il fait office de médiateur entre ces deux classes sociales que tout oppose.
Ruffin aime les gens et il aime tout le monde. Son public le sait déjà et il le répète au début du film. C’est pourquoi, malgré leurs profonds désaccords politiques, Sarah Saldamnn et François Ruffin semblent créer une certaine complicité. Ils échangent des blagues, des sourires et jouent aux jeux de société ensemble. Le spectateur, qui perçoit la chroniqueuse à travers les yeux du député, se retrouve attendrie par cette dernière lorsqu’elle revient sur ses mots « j’ai dit de la merde ». Sa figure est dédiabolisée par le portrait qu’en font les réalisateurs : elle est humaine et capable d’empathie. Elle n’est pas le monstre qu’elle prétend être. En montrant cette figure typique du mépris de classe sous son meilleur jour, lorsqu’elle fond en larmes dans les bras d’une aide-soignante à domicile, alors bouleversée par ses conditions de travail, le documentaire donne l’impression de réhabiliter la personne de Sarah Saldmann et dès lors, de réhabiliter toutes les personnes qui tiennent ce discours. C’est comme s’ils étaient pardonnables d’avoir parlé sans connaitre véritablement leur sujet. C’est davantage dérangeant quand on sait que l’avocate et chroniqueuse est virée de l’écran aux deux tiers du film, suite à l’idéologie qu’elle répand sur les plateaux télé à propos des morts à Gaza. Sarah Saldmann n’est pas un monstre, elle est bel et bien humaine : voilà l’image qu’elle renvoie à la fin du film. Malgré tout, Sarah Saldmann continuera à affirmer une identité ultra-libérale, à s’opposer drastiquement à l’augmentation des impôts pour les ultra-riches et à dire n’importe quoi sur les plateaux télés. Mais parce qu’elle est rendue aimable et capable de remise en question, son mépris de classe est amoindri et le danger de la portée de ses discours, dédramatisé.
C’est lorsque cette dernière disparait que le documentaire sert véritablement son propos. Comme le souligne la scène finale, les vraies « stars » du film, ce sont ces travailleurs invisibilisés. Il leur fait hommage en les mettant au cœur de la fête. Ils défilent sur le tapis rouge, sous les projecteurs et les flashs des paparazzis, une coupe de champagne à la main et cette magnifique chanson de Stromae en fond : « Et si on célébrait ceux qui ne célèbrent pas. Pour une fois, j'aimerais lever mon verre à ceux qui n'en ont pas. À ceux qui n’en ont pas. ».
François Ruffin rappelle à son public quel est le peuple dont il défend les droits. La gauche ce n’est pas que des concepts intellectuels contre le capitaliste et la précarité, ce sont des vies et des visages, les visages de cette France populaire, Nathalie, Amine, Louisa. Ce documentaire est une revanche sociale, un droit de réponse. Selon François Ruffin, « Le but c’est que ces salariés qui sont parlés plus qu’ils ne parlent puissent dire, vous parlez de nous mais qu’est-ce que vous savez de nos vies ? ».
Publié le 26 décembre 2024.