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            Carmen, un corps à corps avec le mythe 

Peut-on prendre un classique, une œuvre-monument, et la relire, la reprendre, la mettre en scène sous d’autres formes et selon d’autres règles ? Est-ce juste un risque ou un acte promis à la critique que de moderniser une œuvre phare selon de nouvelles mœurs ? 

 

Julien Lestel, qui affirme avoir réalisé le plus gros défi de sa vie, nous témoigne, lors de notre entretien, sa surprise face à l’engouement des puristes devant son ballet. 

Chorégraphe, il choisit l’inimitable opéra Carmen et nous livre un ballet contemporain d’environ une heure. Sur scène, 9 danseuses et danseurs, dont les corps et le geste proposent un tableau harmonieux et demeurant fidèle à l’ADN de l'œuvre originale. 

 

La Carmen originelle est selon le chorégraphe devenue un cliché. Ses traits ont été grossis et caricaturés, pour que désormais ce nom espagnol nous renvoie à l’idée d’une mangeuse d’homme, une libre sans lois. Julien Lestel, avec sa danseuse, Mara Whittington, redéfinissent le personnage. Carmen est profondément amoureuse mais profondément libre. Le corps de la danseuse soutient cette volonté charnière de demeurer en mouvement, de ne pas se cloîtrer. 

 

Le ballet est moderne. Carmen est en tailleur-pantalon. Les hommes sont davantage dénudés que les femmes. Les corps sont mis sur un certain pied d’égalité, si bien que les portés sont aussi bien réalisés par les danseurs que les danseuses. Les plans de groupe sont impressionnants : la chorégraphie nous emporte. Les danses ont à la fois un aspect urbain, structuré mais ont aussi une dimension très sensuelle, à la Dirty dancing, les corps sont mis en avant. Pendant trois minutes les 9 danseurs tremblent, mettant en exergue la forme et le geste des corps. 

 

Les duos, là-encore, sont d’une sensualité folle : la scène d’amour entre Carmen et Escamillo (Titouan Bongini) est un moment doux et charnel, tandis que l’explosion amoureuse entre elle et Don José (Maxence Chippaux), est bien plus vigoureuse, énérgique. 

 

Le souffle des danseurs et danseuses est sans cesse mis à l’épreuve : c’est un marathon d’une heure et dix minutes, qui ne laissent que peu de pauses aux artistes. 

 

Mais c’est précisément ce laps de temps court qui donne son intensité au ballet. C’est un enchaînement de gestes précis et d’élancées plus abstraites ; de plans de groupes et de solos impressionnants, saccadés par les ovations. 

L’intensité du moment est le reflet de l’intensité de la manière qu’a Carmen de vivre, jusqu’au geste de Don José, qui lui donne la mort, pris d’une jalousie extrême. Mais c’est dans le détail que Julien Lestel modernise l'œuvre : la liberté de Carmen ne donne pas raison au crime. Le crime est séparé de tout autre geste de danse, illustrant ainsi le refus d’une justification du féminicide. 

 

Récemment, est sorti un documentaire sur Bertrand Canta : en 2003 la rockstar française, leader du groupe Noir Désir, assassine sa femme. Ce n’est pas un crime passionnel comme l’avocat de l’accusé le prônera et comme la presse l’utilisera dans ses Unes : c’est un assassinat. Rouée de coup, Marie Trintignant meurt des coups de son ancien conjoint. 

 

Pareil pour Carmen : cette bohémienne de Séville n’est pas le personnage principal d’une histoire d’amour passionnelle, qui se termine par un coup de poignard fait de trop plein d’amour. Carmen est tuée et en même temps arrêtée dans sa quête de liberté, dans son émancipation sexuelle, dans sa tentative de se tenir à la même hauteur que les deux hommes qui l’entourent. 

 

Ce ballet est une œuvre artistique faite d’une abondance de scènes parfaitement exécutés, qui témoignent d’une relecture de l'œuvre ancrée dans notre temps. Il n’y a pas de danseurs et de danseuses : se démarque un ballet, un ensemble de corps et d’interprétation qui rendent honneur et justice à la fois à l’opéra mythique, à la fois à son personnage éponyme, une Carmen brusquée, arrêtée, mutilée de sa soif de liberté, laquelle se traduit ici par une danse vivante et embrasée. 

                                                                                                                 

                                                                                                                                      Publié le 15 avril 2025       

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