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Dormir, dormir dans les pierres : récit d’une disparition devenue ordinaire

 

Dormir, dormir dans les pierres : c’est au poème de Benjamin Péret, publié en 1927 aux Éditions surréalistes, qu’Alexe Poukine emprunte le titre de son documentaire. Avec sa caméra, elle arpente les rues de Paris pour filmer les visages de ceux qui n’ont pas de toit. La rue n’est pas un décor : elle est le théâtre quotidien d’une lutte pour la survie. Mais la singularité de son film, c’est qu’elle y mêle sa propre histoire familiale : celle de son oncle Alain, sans-abri et décédé dans la rue. Une plongée dans l’archive intime autant que dans l’angle mort des politiques publiques. Aux images de la rue, elle joint les témoignages de sa famille, pour comprendre comment son oncle en est arrivé là. Ce n’est pas un portrait, c’est une enquête sensible, un fil tendu entre les silences et les brisures.

 

En France aujourd’hui, la crise du logement s’aggrave, et le nombre de personnes à la rue ne cesse de croître. 350 000 personnes sont sans-abri selon les chiffres du Droit au Logement (DAL). En 2025, l’État a réduit de 30 % le budget dédié à l’hébergement d’urgence, selon la CGT. En 2023, 826 personnes sont mortes dans la rue, d’après le rapport du Collectif Les Morts de la Rue (CMDR). Alexe Poukine donne un visage à ces chiffres, elle les rend visibles, humains. Loin des statistiques anonymes, elle restitue des parcours de vie. Son documentaire est d’abord une histoire intime. Elle filme son oncle et sa tante dans leur cocon familial. Leurs témoignages cherchent à saisir une réalité au sein même d’une cellule familiale : comment Alain en est-il arrivé là ? Qui était-il ? Quelle fut son enfance ? Les souvenirs remontent, fragmentaires, portés par des photos : Alain en costume, entouré de ses frères et sœurs, souriant, dansant, soufflant ses bougies d’anniversaire.

 

On raconte aussi l’histoire d’un enfant qui aimait les marrons. Lorsqu’il meurt en octobre, il faut en trouver, symbole d’une enfance disparue. « Mon enfance, elle est partie avec lui », dit la tante de la réalisatrice, confrontée à l’écueil du souvenir. Un deuil qui dépasse l’individu pour toucher toute une mémoire familiale, marquée par le silence, les non-dits, et l’impuissance. C’est peut-être là le cœur du film : ne pas chercher à reconstituer une vérité, mais faire exister des fragments de réel, aussi ténus soient-ils.

 

Face à ces mémoires lacunaires, Joe et Bart livrent une réalité parallèle. Eux aussi sont sans-abri. Eux aussi portent les marques de vies déchirées par l’alcool, la précarité alimentaire, les conditions de survie insalubres. La réalisatrice les filme en gros plans. Chaque ride, chaque regard fixe ou fuyant devient un indice de ce qu’ils ont traversé. Parfois, elle leur pose des questions simples : « C’était comment ton

enfance » – « Le bordel », répond Joe. Ils parlent de leur rapport à l’alcool, à la manche. Et parfois, ils ne disent rien : leurs regards suffisent. Le visage de Joe, par exemple, filmé alors qu’il fait sa lessive, accompagné du bruit de la machine qui tourne de plus en plus fort. Quand les mots manquent, restent les visages et les sons. C’est dans ce silence, presque palpable, que réside toute la force du documentaire. Il ne cherche pas à combler, il accueille le vide.

 

Ils sont invisibilisés, effacés des décors urbains et parfois n’ont même plus d’identité. Un plan le montre : dans une morgue, un corps mort est filmé, sans nom, sans voix. Seul un petit papier accroché au mur indique son sexe et sa date de décès. L’administration classe, la caméra redonne un visage.

 

Mais si ce qu’ils vivent est une tragédie, le documentaire, lui, évite tout pathos. Il offre même des touches d’humour, comme cette réplique de Joe sur le discours de Sarkozy à Charleville en 2006 : « Je veux, si je suis élu président de la République, que d’ici à deux ans plus personne ne soit obligé de dormir sur le trottoir et d’y mourir de froid. » Une promesse politique recyclée, sans cesse contredite par les faits. La même promesse que celle de Macron en 2017 : qu’aucun Français ne dormirait dans la rue d’ici la fin de l’année.

 

Si ce documentaire date de 2014, il reste d’une brûlante actualité. Il faut croire qu’entre le constat et l’action, il y a un gouffre. Sa force, c’est de donner un visage aux chiffres. Alexe Poukine ne cherche pas à expliquer, mais à filmer par fragments, par interstices. Elle laisse émerger une réalité qui échappe souvent aux grands récits : celle de la marginalité au quotidien. Elle remet l’humain au centre. Elle crée de la présence à partir du vide. 

 

Un film à retrouver en libre accès sur Médiapart et sur Tënk.

                                                                                                                                                     Publié le 27 juin 2025

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