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            Trachée, quand le masculinisme s'étrangle de performances

 

Sur les planches du Théâtre de La Jonquière, dans le 17ème arrondissement de Paris, se joue, du 14 au 17 mai, un seul en scène remarquable : Trachée. Étudiant de l’ENSATT, Martin Villemin écrit il y a plus d’un an, un texte en « je », d’une puissance impressionnante. Mais bien plus qu’un projet académique, la pièce se concrétise fin mai, en une heure de performance théâtrale vraiment réussie. Co-mis en scène avec Thelma Chollet, par ailleurs compositrice de la bande-son du projet, les deux théâtreux passionnés, ayant créé la compagnie « La Percée », nous livrent une œuvre finie. La jeunesse a de la force et du talent !

 

Cette collaboration a donné corps et voix à un cri à la première personne : le « je » est dans une procession sur 24h, il se dédouble, ramené à ses idéaux masculins, ses pensées incel, un certain dégout de la femme. Mais ce « je » n’est pas singulier. En écrivant, Martin se livre à la fois à une conquête intime et à l’expression d’un discours commun. Il explore son propre rapport à la masculinité, en décryptant les patterns et schèmes qu’il voit quotidiennement, sans le chercher, sur les réseaux sociaux, dans la rue, dans les publicités. Martin, par un grand travail de recherche, écrit un « je » témoin de son temps, confronté aux normes masculinistes qui s’inscrivent de manière croissante dans le paysage des jeunes. Par son propre rapport à la chose, lui et Thelma font de la pièce un cri de la jeunesse, dénonçant ce culte du corps masculin, supérieur et fort, inhérent à la société, que des influenceurs aux multi-millions d’abonnés aident à propager, Tibo Inshape, Andrew Tate, pour ne citer qu’eux. 

 

Sur scène, c’est l’impressionnant Alexis Fouesnant qui donne corps et voix à ce « je » tiraillé, éminemment épris de pensées masculinistes, compressé par ses idéaux, ses obsessions. Mais paradoxalement, Alexis et sa voix grave, son corps masculin, sait aussi incarner la féminité. À ses idéaux de mâles alphas, d’acteurs hollywoodiens virils et sexy, se heurte la conscience d’un« je » qui s’auto-mutile dans cette recherche de la ressemblance. Comme un conteur, le personnage incarne plusieurs voix et les met en corps. Des moments de rupture narrative viennent interrompre ce « je », qui se métamorphose en incarnant ses figures idéales à tour de rôle. 

Obsédé par la performance et l’imitation des codes, contraint de chercher à s’ancrer dans des normes sexistes, il n’y parvient pas. C’est cette recherche de l’éloignement de soi qui cause sa perte. Le texte par ses jeux de dédoublements fins et ses ruptures bien exécutées, est le fondement d’une pièce de caractère, politique et parlante.

 

Plus qu’un monologue, le comédien livre une performance du corps et de la voix, un jeu de l’adresse, puissant. Il sait crier et parler bas, il sait tomber et courir. Il parvient à donner corps à l’espace symbolique que la mise-en-scène propose. Muni de son sparadrap blanc, c’est le « je » lui-même qui lève le décor. Se dessine sur les planches noires de la scène un espace convaincant. D’un côté l’espace restreint de son appartement, qui le coince et l’oppresse, mais seul endroit où le personnage parvient réellement à n’être que face à lui. Vite, les images de Ryan Reynolds dans Deadpool le confrontent à cet extérieur. S’en suit une procession entre espace public et intime, entre extérieur et intérieur, entre travail et plaisir, entre vulnérabilité et virilité. Ce simple sparadrap donne à la scène son corps et déploie le texte. À l’avant-scène, le personnage s’adresse dans une intention plus sincère à son public. À l’instant où ce dernier disparaît de son prisme, il retourne à ses démons, se retrouve déstabilisé par cette inondation de la performance. Culte du corps, obsession des chiffres et des prix : l’espace l’inonde, a tel point qu’il finira par le détruire, défait de tout espoir de se retrouver lui-même.

 

Dans ce seul-en-scène percutant, la masculinité devient à la fois une prison et un champ de bataille. Le corps du jeune homme, sculpté à coups de normes, d'injonctions et de frustrations, incarne la violence sourde des représentations viriles dominantes. Être « un homme », ici, signifie performer sans relâche : être fort, rapide, conquérant, toujours au sommet. Le spectacle déplie une critique acérée de cette virilité hétéronormée, imposée dès l'enfance, et rend sensible le vertige de ceux qui s'y heurtent sans jamais s’y conformer. L'obsession de la performance, qu'elle soit physique, professionnelle ou sentimentale, devient un poison lent, une quête impossible qui mène à l'effondrement.

 

Mais au cœur de cette chute, une faille s’ouvre : celle du désir propre, singulier, insoumis. Le texte et la mise en scène proposent une réflexion autour d’une contre-masculinité fragile, mais lumineuse. Dans ce refus des codes virils, du mensonge social, la liberté s’esquisse, loin des corps héroïques et des schémas imposés. Le spectacle interroge alors notre capacité collective à déconstruire ces images, à faire place à des masculinités plurielles, moins normées, plus vivantes. Une manière de dire que fuir la virilité hétéronormée, c’est peut-être enfin s’autoriser à vivre autrement.

 

La trachée c’est la pomme d’Adam, point G de la virilité. Mais comme l’explique Martin, la trachée est aussi un espace de rupture, la voix tremble et se casse, s’épuise. La trachée devient monstrueuse quand « je » vomit. Le titre, à lui seul, structure la pièce, la rend œuvre. La trachée est le point final. 


 

Trachée est le fruit d’un texte écrit d’une plume pointilleuse, ancrée dans le réel et l’intime, d’une vision commune du théâtre comme d’un lieu où, en se mettant à égal avec le personnage, le discours politique, la lutte, agit et résonne. Le comédien enfin, met à l’honneur ce travail, en incarnant avec justesse un personnage profondément complexe. Sans vous en dire plus, Trachée est représentée du 14 au 17 mai à Paris. Aller assister à la représentation, c’est témoigner des débuts d’une compagnie talentueuse en donnant un coup de pouce à la jeunesse qui dit merde.  

                                                                                                                 

                                                                                                                          Publié le 9 mai 2025       

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