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Les nouveaux chiens de garde : quand la presse défend les intérêts privés

 

Lors de la Libération en 1944, des règles prescrivent et garantissent « la liberté de la presse, son honneur et son indépendance à l’égard de l’Etat, des puissances d’argent et des influences étrangères. »  Pourtant, les rêves d’une presse libre et indépendante sont rapidement confrontés à leur écueil. Alors que la presse devait devenir un « contre-pouvoir », qu’elle devait interroger, enquêter, confronter et dévoiler les mécanismes du pouvoir exécutif, législatif et judiciaire ; elle devient le garde de l’idéologie dominante. 

En 2012, les réalisateurs Gilles Balbastre et Yannick Kergoat adaptent le livre Les nouveaux chiens de garde (2009) de l’ancien directeur du Monde Diplomatique, Serge Halimi, en un documentaire percutant. En mettant en images sont livre, le film dénonce comment les grands médias sont contrôlés par des intérêts privés, industriels et financiers. À travers une analyse décapante, ils dévoilent la complicité entre journalistes, propriétaires de médias et hommes politiques. Il montre comment la concentration des pouvoirs médiatiques fausse l’information en la transformant en une marchandise. 

Le titre, renvoie à l’essai de Paul Nizan publié en 1932 : Les Chiens de garde. Dans son essai, Nizan dénonçait les idées de certains philosophes qui, selon lui, dissimulaient la réalité sous une pluralité de grands concepts afin de servir les intérêts de la grande bourgeoisie. Pour Serge Halimi, les « nouveaux » chiens de garde représentent désormais la presse, « simulateurs » et « metteurs en scène des réalités sociales et politiques » qui servent « les intérêts des maîtres du monde. »

Ce qui rend Les nouveaux Chiens de Garde si captivant, ce n'est pas seulement son propos, mais aussi la manière dont il est filmé.  Le texte de Serge Halimi est enrichi par des entretiens avec des sociologues et de nombreuses archives mais aussi par des musiques décalées et une ironie railleuse. Le documentaire prend son point de départ dans une émission de 1960, où le ministre Alain Peyrefitte pouvait présenter en personne la nouvelle formule du journal de 20 heures. « Période sombre », « Préhistoire de la profession », pour une majorité de journalistes, les temps où politique et information formaient un pouvoir sont révolus. Depuis, le nombre de chaînes se sont démultipliées et la presse connaîtrait donc une liberté totale. Mais les deux réalisateurs dévoilent l’illusion dans laquelle s’embrouillent les journalistes. Si les chaînes d’informations se sont démultipliées, le pluralisme s’amoindrit.

Venant tous des mêmes milieux et ayant suivi les mêmes formations (HEC, Sciences Po etc.), les journalistes partagent avec les politiques et les patrons les mêmes caractéristiques sociales. Ils se connaissent et se fréquentent. Gilles Balbastre et Yannick Kergoat dévoilent ces liens d’amitié (en 2009) entre journalistes et personnages politiques : Laurent Joffrin (directeur de la rédaction chez Libération) qui tutoie Sarko ; l’affiche de Paris Match qui réunit Dominique Strauss-Kahn (ministre de l’Économie) et Anne Sinclair (animatrice sur France 3) ou encore François Baroin (Ministre du Budget) et Marie Drucker (Europe 1, France 2). Derrière la musique kitsch ou leurs commentaires moqueurs, les réalisateurs dévoilent un microcosme de la société où règnent l’image et le paraître au détriment de l’information. S’il y a une multiplicité des médias, leurs idées se concentrent et soutiennent tous l’idéologie dominante. Dans ce cercle, la confrontation est souvent esquivée, comme le montre sarcastiquement le passage où Laurent Joffrin met plus d’une minute pour réussir à poser sa question à J. Chirac. Être journaliste dans ce monde, c’est avoir réussi à s’intégrer dans une classe. Alors, provocation timide certes, mais qui doit rester légère au risque de ne surtout pas perdre sa place et sa légitimité. 

Derrière ce microcosme, le documentaire révèle aussi comment s’est effectué la privatisation des médias. Avec le groupe Lagardère, Bernard Arnault, Serge Dassault, François Pinault, Vincent Bolloré, les médias se concentrent désormais au sein de grands groupes industriels ou fortunes françaises. Face à une tension permanente entre intérêts privés, économiques et mission publique, l’information se retrouve appauvrie ou détournée. Les deux réalisateurs prennent l’exemple du 27 mai 2008 où des informations capitales ne sont pas révélées dans le journal de 20h00 car elles concernent directement le groupe Bouygues. Les dirigeants des médias et leurs actionnaires amputent désormais l’information. La privatisation des médias entraîne aussi sa marchandisation. L’information devient un capital, une marchandise, qui doit rapporter des intérêts à travers sa rentabilité. L’homogénéisation du contenu s’exprime alors par ce pan où l’infobésité surcharge désormais l’information. 

Mais au-delà de sa critique du début des années 2000, le documentaire résonne aujourd’hui plus que jamais. Depuis 2012, la transformation du champ médiatique a évolué. Si avant les médias appartenaient au centre-droit et posaient la question de la fabrique d’une réalité qualifiée de mondialisation heureuse ; une grande partie de la presse est désormais tombée entre les mains de propriétaires d’extrêmes-droites. Le documentaire reste malgré tout très actuel car il pose le problème d’une production dépendante des affrontements entre les classes dirigeantes. Les nouveaux chiens de garde devient un véritable cri d’alerte face à la manipulation de l’opinion dans l’ombre. Comment s’attaquer aux causes structurelles des disfonctionnements médiatiques ? Qui finance ce que l’on entend et voit chaque jour ? Comment l'indépendance peut-elle exister quand des intérêts privés dictent l’agenda médiatique ? 

Publié le 4 avril 2025

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