
Francia, prostituée et immigrée : un visage du trottoir
Une journée. Un dimanche de décembre. c’est le cadre temporel du roman Francia, par l’écrivaine Nancy Huston. Cette journée suit Francia, née Ruben, travailleuse du sexe colombienne transgenre, immigrée pour subvenir aux besoins de sa famille, et rejoindre le rêve européen. De la genèse de sa vie comme départ, “la griffonne” comme l’appelle Francia, veut peindre un portrait : quels cheminements, quelles violences, quels désirs ont mené la jeune colombienne en France ? Cette prostituée au pied-bot est une figure forte. Héroïne du livre, c’est autour de son histoire que gravite l’ensemble de l’ouvrage.
Ce roman est polymorphe : essai sociologique, enquête journalistique, fictionnalisation, l’auteure s’épanouit dans un genre à part, original et plaisant.
L’autrice suit cette femme transgenre, travailleuse du sexe au bois de Boulogne, en région parisienne, du matin au soir.
Un chapitre sur deux est un portrait de Francia, de son passé en Colombie, de sa transition de genre et de son opération dix ans plus tôt. Ce sont aussi des pages sur les autres du quartier des “latinas” du bois et sur celles “de l’est”, les bulgares et les roumaines. Les amies, camarades de Francia, les autres immigrées font partie intégrante du prisme social interrogé dans le roman. Les violences, elles les vivent ensemble, en pleine sororité. Quand l’une est bouleversée par l’overdose d’une des femmes, Francia prend le relais, prend la passe. Entre les caravanes de ce coin du bois, c’est un microcosme que tente de décrire Nancy Huston. Au delà du portrait d’une femme, elle fait celui d’une classe de travailleuses au futur incertain, souvent victimes : une est morte la semaine d’avant, rouée de coups, violée, et finalement tuée par un groupe d'hommes.
Les chapitres pairs prennent la forme de courtes nouvelles : ce sont d’autres portraits, autant de visages imaginés que de clients. L’autrice imagine ce que sont les vies de ceux qui font appel aux services du corps proposés par Francia. Ces chapitres sont imaginés, l’autrice imagine leur vie, leur bout d’existence pendant les quelques heures qui précèdent leur arrivée au bois. Elle tente de saisir ce qui les pousse à devenir clients ce dimanche là. Elle ne dresse pas de portraits types, ne se laisse pas aller au piège de la caricature : il y a de tout. Des ultras-religieux qui entrent dans une discussion d’eux à eux-mêmes, tentant de se convaincre de leur moralité. Des jeunes perdus libidineux et des vieux vicelards. Il y a des gentils pour qui Francia a de l’empathie, des violents désirants d’une violence non-assumée, des habitués, des initiés. Certains viennent parce qu’ils l’avaient prévu, comme noté dans un agenda ce rendez-vous est nécessaire, il est un pilier de leur existence en ce dimanche. D’autres arrivent errants, à la recherche d’un réconfort au sein d’une vie étriquée.
Tous ces hommes se succèdent pour quérir leur passe. Leurs portraits représentent la moitié du roman. Pourtant, si leurs profils font parfois rire, ils ne sont pas les figures centrales du récit. Ils sont des constituantes de la description généreuse faite de Francia, ils gravitent tous autour d’elle. Si Nancy Huston laisse une large part à la fiction dans cette partie de chapitres, elle s’en sert comme d’un véritable support d’enquête. La variété des profils est une manière d’interroger une réalité sociale, faire un état des lieux des comportements. Ceux qui la traitent de “pute”, sont les mêmes qui en louent les services. Le portrait de Francia, immigrée colombienne, passe aussi par la compréhension d’une France. Son portrait ne peut se faire sans interroger cette réalité sociale.
Certes, en lisant le livre, l’écart marqué entre l’autrice-enquêtrice et son sujet devient parfois presque dérangeant. Nancy Huston a parfois trop tendance à intellectualiser les récits de Francia. Lorsque cette dernière aborde sa relation avec son père, ou plus globalement son rapport à la masculinité, l’écrivaine lui répond par des théories sociales qui n’ont pas leur place à cet endroit du récit. Francia lui répond simplement : “Si tu veux la griffonne”.
En dehors de cela, Francia est un roman à lire. c’est un portrait panoramique et riche qui est fait de cette femme. Des réalités de son quotidien au cours de ce dimanche de décembre à des réflexions intimes sur la sexualité, la famille, la sororité ou encore le genre, Nancy Huston réussit ce pari : le lecteur s’éprend de ce portrait. Francia devient une figure de force dont l’on apprécie franchement de découvrir les complexités.
Publié le 21 février 2025.