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L’Histoire de Souleymane : une fiction bien réelle. ​

Un immigré sans-papier à Cannes, bientôt au César : ce n’est pas le synopsis d’un film mais la nouvelle réalité d’Abou Sangaré, interprète principal de la fiction-documentaire-thriller de Boris Lojkine : L’Histoire de Souleymane. 

 

Cette histoire tient en quelques mots; le réalisateur filme un immigré pendant les deux jours qui précèdent sa demande d’asile à Paris, sillonnant les boulevards de Stalingrad et Jaurès à vélo, livrant du matin au soir pour Uber Eats. 

 

Si l’histoire de Souleymane est fictive, c’est l’Histoire avec un grand H dont s’empare le réalisateur, en voulant dépeindre une réalité trop invisibilisée : celle d’une classe de travailleurs immigrés. Dans L’Histoire de Souleymane, Boris Lojkine intègre au décor cinématographique de Paris ceux qui en ont toujours été absents. 

 

Ces absents du cinéma deviennent la composante centrale de l’art, regardés sous le prisme d’une violence permanente. À l’instar de quelques scènes de violences physiques, une violence symbolique et palpable devient presque fil conducteur du film. Souleymane, pour qui chaque minute compte, pour qui le temps est bel et bien de l’argent, est confronté aux exigences aisées de certains clients. Il est victime de l’injustice du statut de sans-papier, devenant ainsi un esclave moderne de l’ubérisation. Louant l’identité d’un français pour pouvoir travailler, c’est à une figure méprisante et supérieure qu’il supplie ses payes. Comme Souleymane, les sans-papiers sont réveillés chaque matin par des réveils encombrant le dortoir social : il faut, dès 5 heure du matin, réserver sa place pour le soir, il ne faut pas louper la navette qui les y raccompagne en fin de journée, il ne faut pas trop se faire remarquer, au risque d’être confronté à la police, il ne faut pas être impoli ou impatient, au risque de perdre son job…

 

 

Du regard de Souleymane, c’est une vision autre de Paris qui est montrée. Le spectateur assiste à deux journées types d’un coursier sans-papier. La première et la dernière scène se rejoignent, elles ont lieu au même endroit : cette salle d’attente et ce bureau de l’Ofpra (Office Français de Protection des réfugiés ou Apatrides) où règnent un silence assourdissant et une attente interminable. Entre les deux, la tension insoutenable et l’atmosphère oppressante angoissent le spectateur pendant une heure et trente minutes. Suivant le vélo de Souleymane, la caméra retranscrit l’urgence totale qui rythme ses journées.  

 

Par un décor hyperréaliste et des plans filmés à l’épaule, le film se fait documentaire. Cette dimension est explorée par Boris Lojkine dans le protocole même de sa création. Parler d’un tel sujet nécessite une recherche précise et rigoureuse. Pour écrire son film, il mène une enquête laborieuse, part à la rencontre d’associations de sans-papiers, questionne les intéressés et choisit des acteurs non-professionnels. Les livreurs à vélo jouent leur propre rôle, à l’exception d’Abou Sangaré. Ce dernier, nommé Meilleur acteur - Un certain regard à Cannes, mécanicien de profession, impressionne le public par sa justesse. Il joue un rôle qui n’est ni tout à fait le sien, ni tout à fait celui d’un autre. Souleymane, face à un agent de l’Ofpra, doit inventer un récit pour appuyer sa légitimer à une demande d’asile. Dans cette scène et tant d’autres, Abou Sangaré joue avec brio celui qui ne sait pas mentir, et témoigne ainsi de sa légitimité d’acteur.  

 

Par l’émotion, le film soulève des questions politiques. C’est un récit mais on ne peut pas se rassurer en se disant “c’est faux” parce que tout est vrai, tout est réalité : les discours tenus contre l’immigration, la difficulté d’avoir des papiers, l’ubérisation, la violence. Impossible aussi de se rassurer en se disant “c’est loin, ce n’est pas chez nous” parce que L’Histoire de Souleymane c’est ce qu’il se passe ici et maintenant, à Nation, Stalingrad ou Jaurès. Alors, quand on sort de la salle, on ne peut plus regarder Paris de la même manière, on ne peut plus effacer les coursiers de notre réalité, ignorer leurs vies. 

 

On vous conseille ce film qui déborde d’actualité et dans lequel, à travers l’art, Boris Lojkine rend visible les invisibles. 

 

Publié le 4 décembre 2024.

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