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Les Filles d’Olfa : reconstituer pour comprendre l’absence

 

Comment raconter l’absence ? Comment donner corps à celles qui ne sont plus là ? Avec Les Filles d’Olfa, Kaouther Ben Hania ne se contente pas de poser ces questions : elle en fait le cœur même de son film. La réalisatrice s’immerge dans un espace intime fracturé où la mémoire se reconstruit sous nos yeux.  

 

À la croisée du documentaire et de la fiction, ce récit bouleversant suit Olfa Hamrouni, une mère tunisienne dont les deux filles aînées, Ghofrane et Rahma, ont rejoint les rangs de Daech. Un départ brutal, incompréhensible, qui laisse derrière lui un vide béant. Comment combler ce vide, sinon par la mise en scène ? Plutôt que d’enfermer son sujet dans une narration classique, la réalisatrice choisit une approche inédite : incarner l’absence.  

 

Dès les premières scènes, Les Filles d’Olfa impose son dispositif singulier. Face caméra, Olfa et ses deux filles cadettes, Eya et Tayssir, racontent leur histoire. Mais très vite, les figures manquantes prennent corps : des actrices incarnent Ghofrane et Rahma. Olfa elle-même est incarnée : Hend Sabri endosse parfois son rôle. 

 

Ce jeu de miroirs est plus qu’un artifice. Il permet aux protagonistes de revivre leur propre passé, de l’observer sous un autre angle. Olfa, tantôt actrice de son récit, tantôt spectatrice, se découvre sous un regard extérieur. Ses silences, ses justifications et ses contradictions émergent alors. Les scènes rejouées deviennent un terrain de confrontation, un espace où la parole se libère autant qu’elle se heurte à la douleur du souvenir.  

 

Loin d’être une simple reconstitution, ce procédé met en lumière les nuances d’un drame familial, où les responsabilités sont diffuses et les vérités multiples. L’absence de Ghofrane et Rahma est omniprésente, pas seulement comme un mystère à résoudre, mais comme une faille dans laquelle chacune tente de trouver un sens.  

 

Si Les Filles d’Olfa est avant tout l’histoire d’une famille brisée, c’est aussi un portrait d’une société où la place des femmes est sans cesse remise en question. Olfa incarne pleinement cette tension : une femme forte, indépendante, qui a élevé ses filles seule, mais qui, par protection ou par peur, a aussi reproduit un système oppressif. Elle oscille entre des colères explosives et des aveux déchirants, entre l’image d’une mère aimante et celle d’une figure autoritaire. À travers elle, le film interroge le poids des traditions, le système patriarcal, les violences éducatives et le rôle de la transmission dans la radicalisation. Qu’est-ce qui a poussé Ghofrane et Rahma à partir ? Qu’ont-elles cherché ailleurs qu’elles ne trouvaient pas dans leur famille ? 

 

Le film ne donne pas de réponse toute faite. Il ne cherche pas à expliquer la radicalisation par une causalité simpliste, mais à montrer comment des influences, des frustrations et des blessures peuvent façonner une trajectoire. 

 

Chaque scène est traversée par une émotion puissante. À travers les échanges entre Olfa et ses filles, entre les actrices et leurs modèles, le film capture avec une rare justesse la complexité des liens familiaux. Il y a des moments de rage, où les souvenirs trop douloureux remontent à la surface, où les non-dits explosent. Mais il y a aussi des instants de tendresse inattendus, d’éclats de rire nerveux, des complicités qui persistent malgré tout. Car si le film raconte une tragédie, il ne se résume pas à la douleur. Il donne à voir la résilience, la manière dont celles qui restent tentent de se reconstruire, de faire la paix avec leur passé.  

 

Visuellement, le film épouse aussi cette intensité : les gros plans capturent chaque frémissement, chaque regard fuyant, chaque sourire en coin, chaque froncement de sourcils, chaque larme retenue. Le cadre du film, cet environnement familier, renforce cette impression d’intimité brute, où le moindre geste prend une signification profonde.  

 

Les Filles d’Olfa ne se contente pas de raconter une histoire, mais questionne notre rapport à la mémoire, à la vérité, à la représentation. Il interroge sans juger, et donne une place à celles qui, trop souvent, sont réduites à des chiffres ou à des faits divers. Dans un monde saturé d’images instantanées et de récits simplifiés, cette œuvre rappelle que comprendre, c’est accepter la complexité. Que derrière chaque rupture et changement de trajectoire, il y a une multitude de facteurs, d’émotions, de blessures invisibles.  

 

Les Filles d’Olfa, c’est avant tout un film sur celles qui restent, sur celles qui tentent, malgré tout, de continuer à avancer.

Publié le 28 mars 2025

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