
Les sources : habiter le lieu, s'enraciner dans un milieu
Lire Les Sources, c’est entrer dans un univers à la fois rude et tendre, remuant et silencieux, où la langue est une matière vivante dans laquelle la terre du Cantal, profondément enracinée, dicte le rythme de l’existence.
Cette œuvre de Marie-Hélène Lafon, autrice qui se définit elle-même comme une « travailleuse du verbe », est un voyage dans le monde rural, une célébration des silences et des paroles, des corps et des gestes, mais aussi une exploration sensible de la violence conjugale, familiale, sociale et psychique qui traverse ces vies modestes. Ce roman ne se contente pas de raconter une histoire linéaire : il propose une mosaïque délicate et subtile de souvenirs, de voix, de gestes et de silences qui prennent sens dans ce territoire. Marie-Hélène Lafon a fait de son écriture un art du détail et de la précision, offrant au lecteur une langue à la fois soignée et vivante, à mi-chemin entre l’école et le patois, entre la langue des maîtres et celle des mères, qui restitue avec justesse les rapports humains complexes de ce milieu rural.
Le livre prend la forme d’une construction triptyque : trois voix, trois temps qui s’entremêlent pour tisser la trame du récit. La première, la plus longue, est celle de la mère, une femme sans prénom qui incarne la souffrance et la résignation d’une vie marquée par la violence conjugale et les contraintes sociales. À travers son regard, on ressent tout le poids de l’enfermement, cette condition douloureuse où le silence est à la fois refuge et fardeau. La deuxième voix est celle du père, plus brève, qui apporte une autre perspective sur le couple et les rapports de force. Enfin, le roman s’achève sur le point de vue de Claire, leur fille, qui porte en elle la lumière d’une possible émancipation, d’un avenir différent, et incarne l’espoir joyeux d’une génération prête à s’affranchir du passé. Cette structure éclatée donne à l’ensemble une densité et une complexité qui évitent tout manichéisme, tout simplisme : chaque voix éclaire le drame intime sous un angle particulier, permettant au lecteur de s’approcher au plus près des émotions et des non-dits.
Le Cantal, loin d’être un simple décor, est, comme dans toutes les œuvres de l’autrice, la matière même du livre. Ce paysage volcanique, ses vallées, ses plateaux isolés et ses chemins de pierre imprègnent les corps et les esprits des habitants, les façonnant à la fois dans la dureté du climat et la rudesse des saisons. Pour Marie-Hélène Lafon, ce territoire est une matrice, une source d’enracinement mais aussi de tensions profondes. Il incarne une France souvent ignorée des récits dominants, un territoire où le temps semble suspendu et pourtant en perpétuel changement. L’autrice elle-même appartient à cette génération née dans les années 1960, qui, dès l’enfance, sait qu’elle ne sera pas paysanne, qu’elle quittera la terre familiale pour faire des études, pour chercher ailleurs un avenir. Ce départ est le signe d’une évolution inévitable : celle d’une génération qui a vu son monde défiguré par les basculements et les transformations d’un monde rural industrialisé.
En rendant hommage à une terre tout en la laissant respirer, la langue peut traverser une époque. Marie-Hélène Lafon mêle un français élégant, presque châtié, à des accents, des expressions, des tournures issues du patois cantalien, langue du terroir et de l’intime. Cette langue hybride, qui a traversé les générations, devient un marqueur identitaire puissant, un lien direct avec l’histoire, les usages et la culture du lieu. Par le déploiement de ce langage, qui comme elle l’explique dépasse son libre arbitre, l’autrice révèle les écarts sociaux, les différences d’appartenance, la tension toujours vive entre un monde rural traditionnel et ses évolutions.
Si la langue fait mémoire, qu’elle la réanime par son rythme et par ses verbes, la réminiscence est aussi sensorielle. Marie-Hélène Lafon ne dit pas le souvenir, elle le fait agir par les sens : par le goût des choux du jardin, par la description des terres, par l’odeur du linge et par la puanteur.
Les corps parlent autant que les voix. On sent les mains rugueuses, les dos courbés sous le poids des travaux agricoles, les pieds fatigués sur les chemins rocailleux, les gestes répétitifs et presque rituels, quotidiens. Ces corps sont à la fois ceux de la souffrance et ceux de l’attachement viscéral à la terre. L’écriture insiste sur le lien profond entre la matière humaine et la nature environnante. Cette attention portée au corps met en lumière la vitalité, la force mais aussi la fragilité des personnages. C’est une manière sensible de rendre compte de leur résistance, de leur capacité à s’approprier un monde qui, malgré sa dureté, reste une source d’existence et d’identité. Le Cantal, pour Marie-Hélène Lafon, n’est pas simplement un lieu d’origine ou un décor, mais un espace vivant où se mêlent mémoire personnelle et générationnelle, enracinement et quête de sens.
La violence est omniprésente mais elle n’est pas spectaculaire. La violence subtile du langage se déploie dans la tension qui parcourt les échanges, dans les silences lourds et les gestes retenus. C’est la violence d’une époque : celle où divorcer est impensable, et vendre la ferme, qui appartient au couple, est synonyme de perte totale. Elle est prisonnière d’un système où le poids de la propriété et des traditions pèse lourdement, où les coups sont quotidiens, et où la menace, sourde, irrigue chaque parole, chaque regard. Pourtant, ces coups ne sont jamais décrits, parce que Marie-Hélène Lafon refuse de “transformer le lecteur en voyeur” malsain avide d’horreurs et de tensions extrêmes. La violence est plus sensible que visible : elle est maîtrisée, contenue par le rythme de la phrase, c’est parce qu’elle est silencieuse qu’elle est insoutenable. Dans notre entretien avec l’autrice, elle explique ce choix artistique et cette retenue qui amplifient la puissance du récit, en en lisant un passage clé.
Refuser le spectaculaire, refuser l’immersion totale, c’est construire un regard distant. Le lecteur entre dans un univers qu’il ne peut qu’apercevoir furtivement, sans s’y plonger. Ce regard, c’est celui de Claire qui retourne dans sa maison sans y entrer. Ce regard, c’est enfin celui d’un monde que le lecteur ne peut plus comprendre parce qu’il a disparu. Faire acte de mémoire, c’est jouer dans cette dialectique permanente entre absence et présence, entre plongée sensible et distance.
Lire Les Sources, c’est accepter de ralentir, de se laisser porter par une écriture délicate et précise, qui capte l’âme d’un territoire et d’un milieu. C’est s’ouvrir à une expérience sensible où se mêlent beauté formelle et gravité, tendresse et violence, effervescence de mots et profonds silences. C’est un livre qui résonne bien au-delà de son cadre local, touchant à l’universel par son exploration sincère des microcosmes familiaux, du poids des traditions, et de l’espoir tenace d’émancipation.
Publié le 16 mai 2025.