
Limbo, d'un récit intime à une mémoire collective
Qui suis-je ? Quelle est ma place ? Où se sent-on chez soi ?
Dans Limbo, un merveilleux solo performatif, Victor de Oliveira interroge les notions d’identité, d’altérité et de métissage. À travers sa propre histoire familiale, le metteur en scène, acteur et dramaturge convoque la mémoire collective en revenant sur l’Histoire du colonialisme portugais et de l’esclavage.
Limbo, « les limbes » en français, c’est ce lieu intermédiaire dans lequel se réfugient les oubliés et les âmes perdues, c’est ce que Victor de Oliveira nomme un « no man’s land d’identité ». Limbo c’est aussi une danse héritée de la traite négrière. C’est donc à partir de ce sentiment d’être dépaysé partout, égaré, écarté, que se construit le spectacle de Victor de Oliveira. En 1h15, il revient sur l’inconfort qu’il a ressenti durant des années et tente de l’expliquer en décortiquant l’Histoire.
La mise en scène de Limbo se distingue par sa capacité à matérialiser cet entre-deux, ce passage entre l’ombre et la lumière, l’existence et la non-existence. Le spectacle s’ouvre sur l’explication de son arbre généalogique. Il est seul sur scène, vêtu de noir, entouré de murs blancs éclairés par une lumière si blanche qu’elle rappelle celle d’un bloc opératoire, et il s’attèle à ausculter les origines de ses ancêtres, analyser les ressorts de sa condition. Ses grands-mères sont noires, mozambicaine et indienne et ses grands-pères sont blancs, portugais. Au fil de multiples anecdotes, le metteur en scène et comédien dresse le portrait d’une vie à la marge, n’appartenant pleinement à aucune communauté. Dans sa jeunesse au Mozambique, il est considéré comme trop blanc par les Noirs qui l'entourent. Plus tard, lorsqu’il émigre au Portugal, les Blancs lui font sentir qu'il est trop noir pour être pleinement accepté parmi eux.
Cette descendance permet un retour à la particularité de la colonisation portugaise : une colonisation par le viol, une colonisation des utérus. Les colons souhaitaient créer une « troisième race » qui puisse faire « ce que les blancs ne voulaient pas faire et ce que les noirs ne pouvaient pas faire » explique le dramaturge lors de notre entretien. En revenant sur l’histoire coloniale portugaise et la dictature de Salazar, dans laquelle on célébrait toujours le « Jour de la Race », il soulève une nouvelle question ; comment des milliers de personnes peuvent-elles se sentir légitimes tout en sachant que leur existence ou celle de leurs aïeuls sont le résultat d’une politique raciste ?
Un sujet dense donc, porté par la force de simplicité de sa mise en scène. C’est avant tout une parole qui est laissée à Victor de Oliveira, une parole dans laquelle il exprime ce seuil constant dans lequel il se trouve. Il est seul sur scène, debout, presque immobile, bien ancré sur ses pieds, le regard figé sur le public, solide. Sa corporalité et sa gestuelle transmettent l’impression que la scène est son espace, qu’il y a trouvé sa place. Comme si le théâtre permettait d’enraciner son identité.
Malgré la douleur et la rage qui émanent de ce récit intime et historique, la pièce n’adopte pas uniquement une tonalité tragique. L’humour y trouve sa place dans de nombreuses anecdotes et personnages ainsi que dans l’interprétation époustouflante de Victor de Oliveira.
De plus, derrière cet homme immobile sur scène, sont projetées des vidéos et des photos d’archives. Ces images documentaires, qui sont le fruit du travail de la vidéaste Ève Liot, permettent d’élargir le propos pour créer un lien entre l’intime et l’universel. Cette source matérielle vient renforcer le témoignage de Victor de Oliveira. Ainsi, le texte et la mise en scène de Limbo parviennent à retranscrire de manière poignante la colère profonde de son auteur face à un monde structuré et dominé par les Blancs. Néanmoins, les vidéos font aussi émerger une forme d’espoir. Il est alimenté par des mouvements politiques de grande envergure comme Black Lives Matter. Ces images font surgir chez le spectateur des souvenirs de luttes collectives très récentes. Le spectacle se termine enfin sur une question puissante, empruntée à Aimé Césaire, qui reste projetée sur scène à la fin de la pièce : « Qui sommes-nous ? Quelle place occupons-nous dans ce monde façonné par et pour les Blancs ? »
Publié le 30 janvier 2025.