top of page

Les Moments doux, d’une violence médiatisée aux violences incorporées

En 2015, les salariés d’Air France entament une grève à la suite d’un plan de licenciement de 2900 personnes. Un cadre dirigeant, Xavier Broseta, se fait arracher sa chemise par un salarié – cette image fait le tour du monde. 

Cet événement est le point de départ des Moments doux de Elise Chatauret et Thomas Pondevie, mise en scène au Théâtre du Rond-Point. Sur scène, six acteurs recréent l’événement. Des voix-off s’entrelacent en une polyphonie haletante, recréant la frénésie médiatique et les réactions qui l’ont accompagnée : « Quand Air France est sous le choc, c’est toute la France qui est sous le choc », « la violence n’a pas sa place dans la société » ou encore « on comprend la détresse de ces salariés mais peut-elle tout permettre ? ».

Cette affaire sert davantage de fil conducteur dans la pièce que de trame narrative. Elle revient sous forme de bribes, de réminiscences pendant toute la pièce mais laisse place à d’autres espaces. Rapidement le propos s’ouvre, les rôles s’échangent, le sujet s’élargit. La question de la violence physique et de sa légitimité devient le prisme à travers lequel la pièce explore toutes les violences sociales qui existent au sein de notre société, intrinsèquement liées à notre nature, toujours là, palpables dans leur imperceptibilité, omniprésentes dans chaque cadre et champ social.  

Sur scène, trois lieux : à cour, un décor de bureau ; au milieu, une salle de classe ; à jardin, une chambre d’enfant. Pendant plus d’une heure, les acteurs changent de rôle, expérimentent la violence comme bourreau puis victime : un enfant tabassé qui n’a pas réagi, un autre qui s’est défendu, une salariée qui fait mal son job ou encore une entrepreneuse qui pousse son employé vers la préretraite.

La scène représente ainsi un microcosme de la société. Le spectateur devient sociologue. Devant lui, il observe les mécanismes sociaux invisibles, analyse les relations de violence entre les différents agents sociaux et les structures sociales qui les influencent. La question n’est pas tant : la violence a-t-elle sa place ? Mais plutôt : où est-t-elle présente ? Implicite, quotidienne, devenue réflexe ou norme, elle est devenue un habitus. Elle s’est intégrée dans nos interactions sociales, présente dans nos gestes, dans nos structures. La pièce rappelle qu’elle est constitutive de la République – née dans le sang de Marie-Antoinette. Elle est un outil de lutte dans les classes populaires, un outil de répression dans les classes dominantes. Elle est là, partout.

Pour construire cette pièce, Elise Chatauret et Thomas Pondevie ont mené une enquête minutieuse, entremêlant témoignages et documentation. Avant la scène : le terrain. Ils ont suivi le procès des chemises, mené des entretiens dans les écoles, interrogé des individus de différents territoires sociaux. Ils ont posé trois questions simples : Qu’est-ce que la violence pour vous ? Quand avez-vous l’impression d’en produire ? D’en subir ? La matière du spectacle vient de là, de ces « experts du quotidien » (Rimini Protokoll) comme l’expliquait Elise Chatauret lors de notre entretien.

Fictionnalisées par les acteurs qui échangent sans cesse de rôle, les violences ne sont ni hiérarchisées, ni moralisées. Par son espace déployé, la scène offre une construction de points de vue multiples. Chaque décor devient un espace intime dans lequel peut s’immerger le spectateur. Dans la salle de classe miniature, les comédiens – redevenus enfants – décryptent un dessin (un kangourou, un lapin, une ruche) pour parler de la violence. Elle est expliquée, analysée, décomplexifiée.

Si la pièce mène ici une enquête presque journalistique, elle ne se substitue pas pour autant à la réalité. Ce qui se passe sur scène, c’est une fiction. Le théâtre ne remplace ni le politique, ni le réel. Il s’en inspire puis s’en affranchit. Les acteurs s’amusent, surjouent parfois. Un personnage ensanglanté redevient un enfant barbouillé de rouge. Une scène entière parodie la “novlangue managériale” pour mieux démontrer comment « placer un salarié dans une perspective de réaffectation » sans perdre de temps. La violence est aussi symbolique, dans le choix des mots, dans le ton, la posture, le regard. Toutes les formes de violences sont explorées. Tout est mis en jeu. Par les corps, par le rire, par la métathéâtralité, la violence est pensée – non pas de manière sensationnaliste comme dans les médias, mais de manière sensible.  « On réfléchit avec le corps, on sent avec sa tête ». (Entretien).

Une scène entière réunit tous les personnages de la troupe et imagine que, faute de budget, la troupe doit se séparer d’un comédien. Tous cherchent à défendre leur place. Derrière l’humour, une vérité : le théâtre n’est pas exempté, il subit la violence économique. La culture, en permanence menacée par la réduction des subventions, doit s’adapter aux logiques marchandes. Répression budgétaire, marchandisation : voilà les formes de violence que subit l’institution culturelle. Ce passage autocritique fait écho aux propos d'Élise Chatauret : tout le monde produit de la violence, personne n'en est exempté, pas même les artistes. 

Pendant une heure et trente minutes, la pièce offre des « moments doux », des moments où la violence, décryptée et déployée dans sa complexité, nous permet d’en saisir les nuances dans un cadre intime et rassurant.

Publié le 21 mars 2025.

bottom of page