
Mon vrai nom est Elisabeth : la photographie d'un spectre
Dans Mon vrai nom est Elisabeth, Adèle Yon mène une enquête sur l’histoire de son arrière-grand-mère Elisabeth, surnommée Betsy, diagnostiquée schizophrène et internée à Fleury-les-Aubrais dans les années 1950. Chercheuse en études cinématographiques, l’autrice travaille sur le motif du double fantôme dans le cinéma. Elle s’intéresse aux figures de Mrs de Winter et de Rebecca (« la femme à qui il ne faut pas ressembler ») dans le film éponyme de Hitchcock, à celles de Jane Eyre et à la première femme de Mr Rochester (« la femme qui hantait ») dans le roman de Charlotte Brontë. Depuis cette réflexion mais aussi et surtout depuis sa propre peur de la folie, Adèle Yon se tourne vers le double fantôme le plus proche d’elle : celui de son arrière-grand-mère.
L’épigraphe de l’œuvre est une citation de La chambre claire de Roland Barthes. Dans son ouvrage, ce dernier cherche à comprendre la photographie à partir de son propre regard, d’un « sentiment » : « je voulais l’approfondir non comme une question, mais comme une blessure ». C’est à partir de son regard qu’Adèle Yon entame ses recherches. En décembre 2020, lors d’un trajet en voiture de Lisbonne à Paris, elle ose pour la première fois poser des questions à ses grands-parents sur le gouffre de Betsy. Quand elle aborde le sujet, ce n’est pas tant pour son arrière-grand-mère que pour se distraire d’un désœuvrement sentimental. Depuis des générations, les femmes de sa famille vivent avec la conviction d’être condamnées à répéter une lignée de folie féminine. Court-elle le risque de devenir folle ?
L’œuvre prend la forme d’une véritable enquête. Adèle Yon devient détective et tente de démêler tous les nœuds qui paralysent sa famille depuis plusieurs générations. Les chapitres du livre alternent entre la retranscription de ses entretiens, les correspondances retrouvées entre Elisabeth et son époux André, mais aussi le silence et les blancs remplis par des éléments de sa propre vie. La particularité de cette recherche est que l’autrice s’y engouffre, elle plonge dedans toute entière. Sa subjectivité est toujours pleinement revendiquée. L’enquête part d’elle, de son for intérieur. Elle est toujours intrinsèquement liée à son arrière-grand-mère et ses recherches deviennent vitales. Il lui est arrivé de vouloir tout arrêté, de faire de la cuisine pendant un an. Mais même la viande qu’elle découpait la ramenait à la vie d’Elisabeth.
Elisabeth est définie comme une figure interdite, une ombre autour de laquelle on tourne sans jamais vraiment parler. Dans l’imaginaire familial, elle est devenue effrayante et monstrueuse. Le tabou et le silence ont façonné une légende terrifiante, un spectre, au point que le souvenir d’Elisabeth ne subsiste que comme un cauchemar.
Chapitre après chapitre, Adèle Yon photographie par l’écriture la mémoire de ce spectre. C’est ainsi qu’elle redonne à Betsy son prénom : Elisabeth. Elle restitue la dignité d’une femme qui n’a cessée d’être tue et maltraitée. L’enquête révèle aussi l’horreur d’une époque : celle de la lobotomie, pratiquée sur son arrière-grand-mère. Importée en France par Walter Freeman, elle connut son âge d’or en 1949 plus ou moins un an avant l’incarcération d’Elisabeth. Cette opération visait à « soigner » les maladies mentales en détruisant une substance blanche du lobe cérébral. Cette méthode permettait à un chirurgien, non qualifié, d’opérer sans bloc opératoire et sans anénésthésie. Pendant de longues pages, Adèle Yon revient sur les méthodes affreuses de la lobotomie et de ses conséquences.
Elle met en lumière la violence d’un système psychiatrique profondément patriarcal, où la réussite d’une lobotomie chez les femmes se mesurait à leur docilité retrouvée. Les photographies insérées dans l’ouvrage, montrant les visages apaisés de femmes opérées, témoignent de leur effacement.
En écrivant Mon vrai nom est Elisabeth, Adèle Yon accomplit un geste de réappropriation. Elle rend aux femmes de sa famille et à son arrière-grand-mère, une vérité qui ne leur avait jamais appartenu auparavant. Son enquête intime devient un long cheminement de réparation : réparer une mémoire mais aussi un regard. Là où on avait vu une hystérique, elle peint une femme violentée et brisée par la médecine et par les hommes. En transformant la légende monstrueuse en portrait humain, l’autrice redonne vie à Elisabeth.
Ce livre n’est pas seulement l’histoire d’une ferme internée : c’est celle d’un siècle, d’un système et de toutes les femmes dont la folie a servi de prétexte à la domination. En réhabilitant sa mémoire, Adèle Yon réhabilite un spectre effacé de l’histoire.
Publié le 3 novembre 2025