
Racine carrée du verbe être, une autofiction qui raconte les destins entremêlés du directeur de La Colline
Aujourd’hui, on vous parle de Racine carrée du verbe être, l’œuvre du directeur du Théâtre national de La Colline depuis 2016, Wajdi Mouawad, jouée du 20 septembre au 22 décembre 2024.
Le metteur en scène libano-québécois imagine cinq vies qui auraient pu être la sienne et nous les présente en une pièce-fleuve. C’est un projet ambitieux, un pari fou : une fresque étourdissante de six heures divisées en trois parties, qui rassemble treize comédiens sur l’immense plateau de La Colline. Un spectacle anormalement long donc, mais qui, promis, en vaut le détour !
En effet, Wajdi Mouawad excelle dans le domaine des touches d’humour qui permettent d’éviter la dimension tragique que pourrait prendre un tel sujet. Ce spectacle explore donc avec dérision les différentes possibilités de vies d’une famille bouleversée par la guerre, l’exil et la quête d’identité. Toute la trame narrative part de la vie de l’auteur ; il a quitté le Liban en 1978 alors qu’il n’avait que 9 ans.
Alors que dans le réel, le jeune Wajdi est parti vivre à Paris avant de s’installer au Québec ; ici, les différents avatars de son personnage, les cinq Talyani Waqar Malik, se retrouvent dispersés entre Rome, Paris, Montréal, Beyrouth et le Texas. Le premier Talyani est un neurochirurgien italien, réputé, névrosé et détestable. Le deuxième est un chauffeur de taxi parisien, qui se retrouve mêlé à de jeunes activistes écologiques, le troisième est un plasticien québécois, homosexuel et artiste provocateur, le quatrième est un père de famille qui tient une boutique de vêtements au cœur de Beyrouth et le dernier, un assassin condamné à mort dans une prison texane.
Les cinq vies parallèles ont en commun le même déroulé chronologique : les sept jours de la semaine qui suivent l’explosion de Beyrouth le 4 août 2020. Comment la guerre civile au Liban, et plus largement (pour faire écho à l’actualité), l’horreur de la guerre et des conflits géopolitiques, peuvent-ils influencer le cours d’une vie et l’identité d’un être humain ? Pour répondre à cette question, Wajdi Mouawad propose une réflexion sur la part d’aléatoires et de prédéterminés dans l’existence, mêlant une science et une métaphysique qui défient la philosophie et la morale.
La pièce aborde un grand nombre des problématiques sociétales actuelles : l’immigration, la guerre, les diasporas, l’euthanasie, la peine de mort, l’inceste ou encore les relations familiales. Toutefois, certaines sont selon nous abordées de manière superficielle et un peu fleur bleue. Les personnages sombrent parfois dans les clichés comme les bobos militants écologiques qui nous irritent plus qu’ils ne nous touchent ou encore la répétition incessante de la fameuse réplique « Je ne t’aime pas parce que tu es (mon frère – ma sœur…) je t’aime parce que je t’aime. » que les protagonistes s’adressent mielleusement.
Néanmoins, tout est ficelé pour que le public soit emporté dans la poétique du récit, la frénésie et l’intelligence de la mise en scène, ainsi que la virtuosité du jeu. La scénographie et les acteurs permettent de fluidifier tout le propos. Ainsi, la compréhension de la pièce n’est pas empêchée par sa longueur ni par le fait que le personnage principal soit joué par deux acteurs, Wajdi Mouawad lui-même et Jérôme Kircher. Certains extraits du texte sont d’une beauté à couper le souffle et la justesse du jeu est impressionnante.
« Ils n'ont pas de visage aimable, on y voit la fatigue, la frustration, la colère, la plupart sont obèses, leurs enfants sont obèses, des condamnés à mort d'un autre genre et quand on discute avec eux la plupart sont racistes, haineux, suprémacistes, je les ai imaginés en train de mourir et j'ai pensé qu'aussi détestables qu’ils puissent paraître, chacun aura quelqu'un pour le pleurer et c'est comme ça partout. Prenez n'importe qui dans le monde, le pire des hommes, le dictateur le plus sanguinaire, sa mort sera une catastrophe pour quelqu'un d'autre. C'est comme ça. Nous sommes chacun un chagrin potentiel pour ceux qui nous aiment. Même vous. »
Ce qui nous a le plus fasciné, c’est peut-être la scénographie d’Emmanuel Clolus, dont la création permet une imagination foisonnante. Le plateau est presque nu, seules quelques cloisons permettent au récit de glisser d’un pays à un autre. C’est la simplicité du dispositif qui éblouit et déclenche l’émotion.
Par exemple, lorsque tout le quartier se réunit autour du magasin de Talyani pour aider sa famille à nettoyer le chaos causé par l’explosion de Beyrouth, les débris sont représentés par des morceaux de bois, de plastique et de métal qui jonchent le sol. Petit à petit, la scène est vidée par les personnages pour revenir à la situation initiale, un plateau vide qui matérialise le retour à la normale. Il ne reste plus aucune trace, le quotidien se réinstalle rapidement. L’explosion de Beyrouth a résonné comme une catastrophe à l’international, mais au Liban, elle ne fait que s’inscrire dans la continuité de l’horreur que subissent ces vies depuis des années.
Que vous soyez habitués à aller au théâtre ou non, vous serez séduits par l’inventivité du décor qui permet d’exprimer ces possibles infinis. Et surtout, vous ne pourrez rester insensibles à l’écoute des morceaux de trompettes, jouées par le Talyani chauffeur de taxi, qui résonnent merveilleusement dans la salle avant chaque entracte.
Alors oui, ce spectacle demande une grande (et longue) concentration. Toutefois, comme l’ont maintes fois prouvées les ovations du public, vous ressortirez sans nul doute émerveillés par cette totale immersion !
Publié le 20 novembre 2024.