
Radio Live, Nos vies à venir : raconter la guerre depuis la vie
Radio Live, c’est l’aboutissement et le début d’un projet né il y a dix ans. Une œuvre mouvante, entre scène et documentaire, où des témoins racontent la guerre, mais surtout la vie qui persiste malgré elle. Comment survivre, reconstruire, se réconcilier ? C’est le pari d’Aurélie Charon, journaliste et conceptrice du projet, qui, à travers trois volets de deux heures, réunit huit voix venues de Sarajevo, Kigali, Gaza, Syrie, Ukraine, Liban ou encore Avignon.
Tout commence en 2011, quand Aurélie Charon part avec Caroline Gillet à Alger pour France Info et France Culture. Ensemble, elles documentent les mobilisations de la jeunesse pendant le Printemps arabe. De cette expérience naît une intuition : la radio peut devenir un espace de rencontre, une archive vivante du présent. Plus tard, Aurélie Charon poursuit seule ses voyages, de Moscou à Gaza, de la Syrie à l’Ukraine, et décide de réunir ces récits éclatés sur une scène, de faire dialoguer des vies qui ne se seraient jamais croisées.
Ce passage du son à la scène n’est pas une trahison du réel, mais une façon de lui donner chair. À travers les corps, les voix, les regards, la parole devient visible, partageable, incarnée.
Au Théâtre de la Cité internationale, lors du deuxième volet du triptyque intitulé Nos vies à venir, le public se lève, bouleversé. On aurait voulu rester, suspendus à ces voix, à ces fragments d’histoires qui refusent de s’effacer. Car si le spectacle s’achève, le projet d’Aurélie Charon, lui, continue à se transformer : une radio vivante, toujours en mouvement, en quête d’écoute et de lien. C’est sans doute cela, la force du dispositif : il n’impose rien, il propose un espace. Un espace où la parole circule, où le spectateur devient témoin à son tour.
Sur scène, trois témoins : Amir, venu de Gaza ; Hala, de Syrie ; Rayane, du Liban. Tous trois racontent leur lutte pour reconstruire un monde après la guerre. À tour de rôle, ils s’emparent du micro, répondent en direct aux questions d’Aurélie Charon. Rien n’est joué, tout se dit dans le présent. Le regard du public glisse entre les images projetées, la table de jardin au centre du plateau, la guitare d’Emma Prat dont la voix s’élève au loin. La musique ne commente pas les récits, elle les enveloppe : elle relie les émotions sans les atténuer. Le spectacle respire, hésite, et c’est précisément dans ces silences, ces hésitations, que le réel affleure.
Amir Hassan est né dans le camp d’Al Shati, au nord de Gaza. Il raconte l’enfance confinée dans la ville la plus densément peuplée du monde, les coupures d’électricité, les devoirs faits dehors sous les lampadaires, les cassettes de Céline Dion empruntées à la médiathèque, les entraînements de karaté, les rires malgré tout. Contre l’avis de son père, il choisit d’étudier le français, devient poète, enseigne l’arabe à Henri-IV, puis retourne à Gaza, quelques jours avant le 7 octobre. Il nous montre sa dernière photo de famille, prise le 6 octobre : depuis, une partie de la sienne a été tuée, blessée ou dispersée. Et pourtant, malgré le génocide, il continue d’écrire et de rire. Sur scène, ses mots deviennent une résistance. On comprend que témoigner n’est pas un acte de mémoire, mais un acte de survie.
Rayane Jawhari, née au Liban près de l’Oronte, raconte un autre combat : celui de l’éducation. En 2019, pendant la révolution, elle crée une école laïque, « Les Esprits Libres », dans un pays où la plupart des établissements restent confessionnels. Son école devient un refuge et un laboratoire d’avenir, un lieu où les enfants de toutes religions apprennent ensemble. À travers les images projetées, on la voit montrer du doigt un immeuble détruit tout près de son école. Et pourtant, dans la cour, les rires d’enfants couvrent encore le bruit des bombes. « Enseigner, dit-elle, c’est continuer à espérer. » Dans sa voix, il n’y a ni naïveté ni résignation : seulement la conviction que l’avenir doit se construire dès maintenant, même au milieu des ruines.
Hala Rajab, enfin, fait le récit d’une mémoire douloureuse. Fille d’un opposant communiste du régime de Bachar al-Assad torturé à mort en 2015, elle raconte son père, la prison, la peur, la fuite. En France, elle choisit le cinéma comme arme de lutte. À la CinéFabrique, elle apprend à filmer, à témoigner. Dans les images projetées, on découvre sa famille, ses sœurs riant devant la caméra : « Si on est si minces, c’est à cause des épices de maman. » Malgré la perte, la vie s’obstine.
Les récits de Nos vies à venir ne contournent pas la guerre, ils l’habitent. Ils racontent ce qui reste quand tout semble perdu : les coutumes, la musique, les gestes, la joie. La guerre ne se résume pas aux chiffres ; elle bouleverse des existences humaines. Et Radio Live, par son dispositif, rend à ces existences leur complexité et leur lumière. Dans un paysage médiatique saturé d’images violentes, cette parole lente et incarnée devient un geste politique. Elle refuse le spectaculaire, elle choisit la nuance et la durée.
Radio Live est très loin de tout pathos. C’est une approche des conflits que le journalisme seul ne peut pas contenir, une parole du dedans, fragile, vivante, plurielle. La pièce porte des récits toujours plus présents, qui réussissent à raconter l’actualité sans prétendre à l’exhaustivité. Pour documenter un conflit, Aurélie Charon mène un travail documentaire long, patient, exigeant. Davantage qu’une enquête, elle construit une relation. Elle y mêle sa propre subjectivité, noue des liens forts avec et entre les témoins. Sur scène, nous assistons à des bribes de récits, à des éclats de vérité. Nous comprenons le monde autrement, mais aussi notre position face à lui : nous n’en percevons qu’une part.
Cette conscience du fragment, du manque, est au cœur du projet : elle fait de chaque silence une promesse, de chaque parole un acte de confiance.
Radio Live, c’est moins une pièce didactique qu’une rencontre. Pendant un temps suspendu, les témoins brisent le quatrième mur, nous interrogent : « Qui, dans la salle, a déjà connu une perte inacceptable ? » Le public lève la main en silence. On ne regarde plus seulement un spectacle, on vit une expérience. L’écoute devient partage. Et dans ce moment suspendu, quelque chose se rejoue : la possibilité d’un dialogue entre les vivants.
Aurélie Charon ne prétend pas tout dire : elle relie, elle écoute, elle tisse. À travers la musique d’Emma Prat et les images projetées, le réel prend forme sans jamais se figer. Radio Live ne cherche pas à consoler, mais à transmettre : à montrer que les guerres ne détruisent jamais entièrement la vie. C’est une forme d’espoir lucide, ni naïf ni amer, un espoir qui prend racine dans la parole partagée.
Nous sommes sorties de la salle bouleversées, pleines d’une énergie nouvelle. Deux heures qui passent en un instant, où ces voix nous rappellent que comprendre le monde, c’est d’abord l’entendre. Et quand les lumières se rallument, on n’a qu’une envie : continuer à lutter, à parler, à aimer, à construire nos propres « vies à venir ».