
Requin Velours, se reconstruire de/dans la violence
« C’est un mec qui rentre dans un bar. Et qui dit “Salut, c’est moi” alors qu’en fait c’était pas lui”, c’est comme ça que Roxane décrit son viol. Le bar c’est Roxane. L’homme, c’est le violeur. Roxane a installé Tinder. Elle a rencontré un homme. Ils voulaient faire un jeu sexuel, elle s’est bandée les yeux mais l’homme qui est entré chez elle n’était pas celui qu’elle croyait. Il l’a violée. Le soir, elle rencontre Joy et Kenza dans un bar. Avec leur aide, Roxane essaye de se réparer. Sur scène, Roxane (Mécistée Rhea), Joy (Cécile Mourier) et Kenza (Amandine Grousson) s’emparent du théâtre et de la fiction pour raconter l’intime.
Dans Requin Velours, Gaëlle Axelbrun, autrice, metteuse en scène et scénographe, met en place un dispositif tri-frontal qui entoure un ring de boxe. Le ring, c’est l’espace dans lequel Roxane va pouvoir raconter son histoire. Pour comprendre, il faut « tout raconter depuis la genèse ». Ce sont les mots de Joy. Alors, dans ce ring de boxe, Roxane raconte tout depuis son enfance. C’est d’abord une gamine qui court vers la mer ; puis il y a le moment où elle n’a pas voulu dire bonjour à des invités et où elle s’est faite grondée ; et il y avait aussi la messe où elle répétait sans le comprendre les paroles paroissiennes : « Mon Père, mon Père, je m’abandonne à toi. Fais de moi ce qu’il te plaira… ». Dans ce chant, elles sont chacune assises sur les coins d’un poteau du ring et chantent ces paroles qui interrogent le langage, porteur d’une violence inouïe, dans lequel Roxane a grandi.
Pour comprendre pourquoi, pour comprendre les traumatismes, pour comprendre les mécanismes qui structurent les relations hommes/femmes, il faut remonter aux sources. Mais comment raconter quand on a vécu l’horreur ? Gaëlle Axelbrun fait le choix de montrer une scène qui exprime la violence mais où le comique, la parodie et la sororité allègent l’indicible.
Le ring de boxe, c’est un lieu qui protège les spectateurs de la violence. C’est la violence des hommes mais c’est aussi sa violence à elle, un outil nécessaire pour se réparer. Le ring de boxe c’est cet espace où la violence s’exprime de manière contrôlée, cadrée, maîtrisée. Roxane court de cordes en cordes du ring et s’échauffe, bouillonne et se déchaîne. C’est un espace dans lequel elle peut s’exprimer par le langage et par le corps. S’il y a beaucoup de mots, il y a aussi beaucoup de silence. La première scène, c’est une danse, danse presque cathartique, danse sexy en mini-jupe et talons aiguilles. Roxane reprend possession de son corps, se le réapproprie.
Si le ring de boxe est un décor, c’est aussi une scène de théâtre. Les cordes du ring sont aussi simplement des cordes dont on ne cache pas les artifices et où le théâtre peut s’assumer comme tel. Le théâtre c’est le lieu où pour se réparer, il faut reconstituer. Alors, dans le ring, Roxane re-présente les différentes expériences qu’elle a eues avec ses clients quand elle se prostituait. Il y en a eu plusieurs. L’homme qui avait quarante ans avec un gros ventre, l’homme qui voulait se faire battre ou encore le « cadavre ». La représentation s’assume comme artifice. Joy imite les hommes de manière burlesque et caricaturale. Elle met une fausse moustache, imite des fausses positions. Elle rend la réalité grotesque, elle la stylise mais elle ne la transforme pas. L’histoire de Roxane, son viol, devient alors à la fois comique et complètement ancrée dans la réalité. Mécistée Rhea et Cécile Mourrier incarnent sublimement tous ces hommes que Roxane a croisé sur son chemin : son avocat qu’elle a contacté après l’avoir vu sur BFM, le juge d’instruction ou encore le psychologue. Perruque sur la tête, fausse moustache, veston trop grand, tous les déguisements sont bons pour le jeu. Si c’est caricatural, stylisé et très drôle, c’est pourtant très juste. Comment espérer obtenir réparation quand la première question qu’on lui pose au commissariat, c’est : « Pourquoi avez-vous des tatouages ? », comment surmonter les traumas quand on doit continuer à se prostituer pour avoir les moyens de se payer un avocat ?
Quand la réalité n’y arrive pas, le théâtre se substitue à elle. Le théâtre permet tout. C’est un lieu de liberté dans lequel on peut même inventer une sentence contre le violeur, comme des travaux d’intérêt général. C’est le lieu où l’on obtient réparation, une indemnité maladie à vie, des belles chaussures, un spa ou alors plus violent, sommes-nous autorisées à… « lui couper les couilles ? » comme propose Joy. Elles reconstituent le procès, Joy joue le violeur, Kenza le juge.
L’histoire peut aussi être racontée parce que c’est un cadre rassurant qui est posé. Dans ce dispositif tri-frontal, la lumière qui éclaire toute la salle brise le quatrième mur. Les spectateurs se voient entre eux et se mêlent à la scène, devenant des témoins ou des jurés bienveillants. C’est une histoire dure, privée, intime mais le public entre dans les entrailles de l’intimité de Roxane, il devient son complice. C’est la parole de Roxane mais le micro qui s’élève et surplombe la salle rend sa parole collective. Dans son histoire, il y a des bribes auxquelles on peut s’identifier. Comme spectateur, on a envie de participer à la sororité qui s’exprime sur la scène, aux liens très forts entre Joy, Kenza et Roxane.
Alors, Requin Velours redonne le pouvoir à celles et ceux qui en ont été privés, adoucit l’injustice, rend fière la honte et venge l’oubli.
Publié le 13 février 2025