
Souffler sur le feu : une enquête graphique au cœur des fractures indiennes.
Dans Souffler sur le feu, Joe Sacco, journaliste et auteur de bande dessinée connu pour ses reportages graphiques en zones de conflit (Gaza 1956, Payer la terre), se rend dans le Nord-Ouest de l’Inde pour documenter les émeutes de 2013 opposant une majorité hindoue à une minorité musulmane. En noir et blanc, son dessin met en scène les visages et les paysages, dans un format mêlant journalisme d’investigation et récit graphique.
Le 27 août 2013, à Muzaffarnagar dans l’État de l’Uttar Pradesh, une rixe éclate dans le village de Kawal entre un musulman et deux Jats, une sous-caste principalement composée de propriétaires terriens. Rapidement, le règlement de compte dépasse son périmètre local. Des émeutes explosent et auront pour conséquence le déplacement de milliers de personnes et une dizaine de morts. Ces émeutes surviennentun an avant l’arrivée du Bharatiya Janata Party (BJP) au pouvoir, un parti d’extrême-droite nationaliste hindou dirigé par Narendra Modi.
Sacco retrace le basculement : à la suite de la mort des deux cousins, les Jats et les hindous organisent une Panchâyat, une assemblée organisée par une communauté locale, qui donne lieu le 7 septembre à une attaque coordonnée contre les musulmans. C’est l’extension de ces émeutes locales à un évènement régional, présent dans tout l’Uttar Pradesh, qui révèle l’ampleur du conflit.
En documentant ces émeutes, Joe Sacco cherche à appréhender plus largement les divisions et violences communautaires en Inde. Comment expliquer les animosités envers les musulmans ? Comment expliquer ce qui dépasse largement l’incident du 27 août 2013 ? Comment ces divisions communautaires procurent des avantages électoraux aux politiques nationalistes et sectaires ?
Joe Sacco mène une enquête presque policière pour analyser structurellement les causes des émeutes de 2013. Sans tomber dans la simplification, il rend pleinement accessible le contexte historique et social, nécessaire pour comprendre les émeutes de 2013. Ainsi, il retrace rapidement l’histoire de l’Inde depuis son indépendance en 1947. La partition par la Grande-Bretagne entre l’Inde et le Pakistan selon des critères religieux et culturels fut extrêmement violente : 500 000 personnes périrent et plus de 12 millions furent déplacés. En Inde, 14% de la population est aujourd’hui musulmane. Lors de l’indépendance, les questions communautaires rejaillirent : comment se définir et faire nation ? L’ « hindutva » ou « unité hindoue » prit son effervescence. Ce concept idéologique et extrémiste consiste à croire que l’Inde est la propriété des hindous qui seraient arrivés avant les musulmans. Pourtant, si les émeutes ont un ancrage religieux, elles s’expliquent aussi socialement : si les jats sont en majorité propriétaires, les musulmans sont ouvriers agricoles, et ainsi condamnés à demeurer la main d’œuvre de ces premiers. En effet, les Jats sont majoritairement des propriétaires terriens là où les musulmans sont des ouvriers agricoles, mains d’œuvres des Jats : la distinction « ne tient pas seulement à la religion mais aussi à la classe. » Si les relations furent stables pendant quelques temps, elles étaient plus verticales qu’horizontales. Lorsque Sacco interroge un musulman (Mohammad Jahid Khan) sur les relations avec les Jats avant les émeutes, ce dernier répondit ainsi : « Quelle est la relation entre un maître et un serviteur ? », « nous ne sommes que des pauvres. »
Le format de la bande dessinée lui permet de distribuer la parole à une multiplicité de témoins différents pour faire accroître les points-de-vue qui s’entrechoquent. Les tensions permanentes qui se soulèvent par les témoignages rendent compte de la difficulté du journaliste à appréhender la vérité. Un chef de village Jat affirme qu’il est « très difficile de porter plainte contre un musulman ». Pourtant, plus loin Joe Sacco donne la parole à une jeune femme musulmane victime d’un viol trois mois avant l’émeute qui expliquait sa difficulté à porter plainte.
Dans son enquête, Sacco est aussi confronté à des déclarations mensongères. Le chef d’un des principaux groupes des Jats affirmait que le Panchâyat du 7 septembre se déroulait « sans incident ». Dans un commentaire, Joe Sacco répond ainsi : « même si l’on ne souscrit pas à leur Unique Vérité, il ne s’agit pas d’improviser à la légère une histoire fausse. » Rencontrer, documenter, confronter pour essayer d’appréhender la vérité : voilà le travail que mène l’auteur. La vérité avance, bafouille et recule tout au long de la bande dessinée. Il se situe toujours au seuil du dedans et du dehors, de l’objectivité et de la subjectivité assumée. Les témoignages ne s’harmonisent pas, ils se construisent selon un principe de dissonance dans des bulles à paroles qui se contredisent. Face à ces témoignages, c’est au lecteur d’avoir un esprit critique,lequel se construit tout au long de la bande dessinée.
Cette dernière lui permet de montrer la violence des émeutes sans tomber dans un sensationnalisme. L’information n’est pas déformée par des images spectaculaires. Le dessin ne montre pas l’horreur, il montre le fait. Ses dessins permettent aussi au lecteur de se plonger dans une culture et dans une société qui lui est méconnue, tout en le laissant dans une distance permanente. C’est la position que revendique Joe Sacco en tant que reporter-dessinateur : s’immerger dans un milieu pour le comprendre, tout en acceptant ne jamais le saisir dans son entièreté et dans son immédiateté.
En se mettant en scène, Joe Sacco montre comment la vérité se façonne. Les paroles qu’ils livrent se construisent dans un échange, dans une discussion qui est orientée. Davantage encore, la BD permet aux témoins de s’exprimer dans un cadre intime et sécurisé : ils ne doivent pas se montrer, ils sont dessinés.
L’auteur répond donc pleinement aux codes déontologiques du journalisme. Son analyse méticuleuse permet non seulement de comprendre les causes structurelles des émeutes de 2014 mais aussi d’appréhender la situation politique actuelle et les violences « à venir » comme l’indique son titre. En replaçant les émeutes de 2013 dans une trajectoire politique plus large, Joe Sacco met en lumière les écueils de la stratégie politique belliciste de Modi fondée sur les divisions communautaires et la fabrique d’un ennemi intérieur. Il revient ainsi sur les lois xénophobes à l’échelle nationale qui visent, un peu plus chaque jour, à marginaliser et discriminer les minorités, en particulier musulmanes. Sa politique sert à engrener les tensions entre hindous et musulmans et se fonde sur des discours communautaires allant à l’encontre de toute forme de démocratie.
Parce qu’elle mêle précision documentaire, force du dessin et multiplicité des voix, Souffler sur le feu est une bande dessinée immersive, authentique et nécessaire pour comprendre les tensions profondes de l’Inde contemporaine.
Publié le 29 mai 2025.