
T’embrasser sur le miel : Réinventer le lien à l’autre, par delà la guerre
T’embrasser sur le miel, pièce mise en scène par Khalil Cherti sur les planches du théâtre de la Colline, est une oeuvre épistolaire profondément ancrée dans la réalité : au coeur d’une Syrie en guerre, Siwam et Emad, amoureux depuis l’enfance, échangent par vidéos interposées. Les lettres, plutôt que de papier, sont de courts films envoyés l’un à l’autre. Par des mises en scène loufoques, les deux s’embrassent à distance. Ils imaginent leur intimité comme des commentateurs sur un ring de boxe, manière pour eux de faire l’amour. Enfermés dans leurs appartements, ils réinventent le voyage : c’est avec deux chaises mises à côté qu'ils s’évadent en mobylette, adaptant l’angle de vue pour donner une illusion quasi parfaite. Plus qu’une illusion, c’est avec humour mais sérieux que les deux personnages incarnent le maintien de leur lien au paroxysme de l’éloignement. Aucun moyen de se voir mais l’inconditionnel amour résiste. La première partie du spectacle est une ode à l’amour et à la vie. Les deux célèbrent ce qui les unit.
La mise en scène propose un lien réussi entre deux arts : théâtre et image. La pièce, originellement court métrage de Khalil Cherti, n’a rien à envier à une œuvre cinématographique. Sur le plateau, le comédien joue ; au-dessus de lui, des courts-métrages sont projetés. Le public a l’impression de témoigner d’une succession de décors, dans lesquels touches d’humour et entière tendresse sont mises à l’honneur.
Mais la pièce n’est pas une comédie à l’eau de rose à l’atmosphère sombre, elle est une démonstration des effets de la résistance, des marques de la violence et des traumatismes qui hantent les protagonistes. Dans une des vidéos que Siwam envoie à Emad, alors qu’elle essaye de lui dire des mots doux, elle se trouve sans cesse interrompue par une masse blanche tombant de son placard. Ce cadavre de mousse se révèle être une représentation scénique de la mort de son frère. Son amour est mis à mal par une souffrance qui demeure. Du côté d’Emad, une gigantesque mitraillette en carton surgit dans son espace en plein tournage. Dans la tendresse que partagent les personnages, les substrats de violence de la guerre ne cessent de s’intégrer.
La violence demeure, mais ces instants de jeu et de création permettent aux concernés de ne pas se laisser engloutir par la brutalité qui les entoure. De la même façon, Khalil Cherti intègre au décor de guerre la résistance de la vie, de la banalité. Siwam, arrivée en France comme réfugiée dans la seconde partie du spectacle, témoigne de cette volonté de mémoire : se souvenir de la vie, éminemment présente malgré tout.
“Ma plus grande peur docteur c’est l’oubli. L’oubli de ce qu’il s’est passé là- bas. Pas que la guerre et la mort, non tout le reste, tout ce qui faisait de nous des vivants.”
Dans cette partie du spectacle, nous ne voyons sur scène qu’Emad. La mise en scène bi-frontale est d’abord dissimulée : une partie du public suit le point de vue de Siwam. Nous, nous suivons celui d’Emad. Nous sommes dans son appartement et le voyons réaliser de manière parfois archaïque ses vidéos. Au-dessus de lui, une toile blanche sur laquelle sont projetées les vidéos envoyées par Siwam. À mi-chemin de la pièce, les bombardements de la guerre font s’écrouler le mur : la scénographie est révélée. Un second public est lui dans l’appartement de Siwam.
Si les deux espaces sont réunis, ce ne sont pas les retrouvailles des personnages qui sont symbolisées mais bien l’effondrement de leurs habitudes. La guerre détruit cette fois complètement leurs repères. Les deux évoluent parallèlement dans les décombres des bâtiments. La mise en scène symboliste se perpétue sur un ton bien plus noir : des kilos de chaussures d’enfants tombent comme directement venues du ciel. La guerre, déjà présente et grave, s’alourdit et désoriente de manière accentuée la relation entre les personnages. L’âme de résistant d’Emad est écrasée, il doit rejoindre le front. Siwam, dans son effort de guerre, témoigne de l’absence de toute chose. Les civils n’ont plus rien. La guerre devient ravage et le plateau, à son image, devient chaos.
D’une mise en scène poétique et tendre, c’est l’infinie réalité qui prend place dans cette suite du spectacle. Khalil Cherti nous livre une pièce profondément touchante et complète. Le portrait qu’il fait de l’histoire d’Emad et Siwam est un propos à part entière, qui devient le support d’un discours engagé sur la guerre et ses désastres. Il nous parle de séparation, d’amour et de survie, mais nous rappelle surtout à quel point l’imaginaire est un acte de résistance. Dans cette Syrie en guerre, des milliers de personnes tentent de reconstruire un avenir. Ce spectacle, en faisant écho à leur combat, célèbre leur vie dont la poésie et l’humanité demeurent malgré la violence. Au cœur du conflit, les rêves parviennent à exister, les liens se réinventent : comment partager et s’unir dans cette adversité ?
T’embrasser sur le miel est à voir. Cette pièce nous a sincèrement marquées par sa poésie immense, son esthétique et son propos menés de main de maître, lesquels ont su emporter ailleurs la salle comble du Théâtre de la Colline.
Publié le 14 mars 2025